Par rapport au roman éponyme, Anne et Debra, avez-vous procédé à des modifications ?
Debra Granik : Le scénario est très proche du livre de Daniel Woodrell pour deux raisons qui sont très simples. La première, c’est que Anne et moi ne connaissions pas bien cette région du Missouri. Le livre par lui-même est un livre qui est très proche de la région. Le langage même des personnages dans le livre est un vocabulaire très vernaculaire, c’est quelque chose qui aurait été très difficile à adapter. Le livre a été pour nous comme la carte géographique de cette région. Le scénario est donc resté proche du livre pour cette raison. Il y a bien entendu des choses que l’on a été obligé d’abandonner. Notamment toutes les réflexions que le personnage dans le livre se fait à lui-même. Le contexte, son histoire, son passé sont des choses que l’on lit dans le livre. Dans le film, Anne et moi, on a dû trouver des équivalents visuels pour pouvoir rendre ce genre de choses de manière visuelle. Dès le début, quand on a commencé à lire le livre, nous ne pouvions pas nous satisfaire d’approximations par rapport aux descriptions du lieu pour pouvoir s’imprégner du lieu du livre. On savait que l’on était obligé d’aller dans le Missouri. On devait aller là-bas filmer les textures, les couleurs de cet endroit. Le lieu du tournage est une partie intégrale du scénario et du concept même du film.
Anne Rosellini : Par rapport au lieu du tournage, lorsque le film a commencé à s’approcher des dates de production, toutes les contingences du lieu et le budget du film se sont trouvés à un croisement qui ont fait que tout cela a été très important dans le développement du scénario. Il y a eu des modifications qui ont été faites au niveau du scénario pour pouvoir rentrer dans les cases que nous nous sommes fixées par rapport au lieu de tournage. Debra a beaucoup travaillé avec les acteurs par rapport aux dialogues. Il fallait que les acteurs puissent trouver leurs propres mots. Certains acteurs du film sont mêmes des acteurs locaux. Par exemple, le militaire qui gère le recrutement est une personne qui fait réellement ce métier dans ce coin. Il a apporté son propre vocabulaire. On n’a pas voulu lui imposer les mots du livre. On a essayé de faire en sorte que les acteurs puissent venir avec leurs propres mots, leur propre univers. On a beaucoup travaillé avec eux pour que le scénario et le jeu des acteurs puissent converger vers les impératifs du tournage.
Q : Le casting est formidable. Est-ce qu’il s’est préparé d’une façon particulière ? Les acteurs se sont-ils isolés dans le Missouri, une région austère et froide ?
Granik : En ce qui concerne le casting, l’actrice principale Jennifer Lawrence est une actrice qui vit à Los Angeles, mais elle n’est pas née à L.A., elle vient du Kentucky. Ce n’est pas un Etat dans lequel on a tourné, mais ce n’est pas loin. On retrouve un peu ces mêmes thèmes. Je lui ai demandé très tôt, lors de la production du film, de quitter Los Angeles, de se débarrasser de cette ville pour pouvoir revenir à ses racines. Elle a de la famille dans le Kentucky qui vit à la campagne, qu’elle voit de temps en temps. Je lui ai demandé de s’imprégner à nouveau de cet univers et de passer du temps avec sa famille, afin de se remettre à niveau, de se réconcilier avec la nature et son côté sauvage. De la même manière, l’acteur principal a passé du temps dans les bars locaux avec la population locale pour s’imprégner de leurs gestes. Les acteurs ont eu la chance d’avoir du temps à se préparer physiquement aussi.
Q : Debra, cela fait la deuxième fois qu’il y a le mot os (« bone ») dans le titre d’un de vos films. Seriez-vous la réalisatrice des histoires d’os ?
Granik : Concernant les os, c’est une bonne question et beaucoup de mes proches m’ont dit de ne pas réaliser deux films avec le même mot (sorte de superstition). Mais il se trouve que c’était le titre du roman. Il se trouve que lorsque l’on commence à travailler sur un projet en l’occurrence qui est adapté d’un roman, le titre du projet reste très attaché au titre du roman. On ne pense même pas à le changer. Si l’auteur a choisi ce titre, il devait avoir de bonnes raisons, donc on ne l’a pas changé. C’est aussi une coïncidence ici, pour que ce mot se retrouve dans un autre de mes films. Peut-être aussi que ce qui tourne autour du thème de l’os est quelque chose qui m’attire, artistiquement parlant. Quand on fait du cinéma, on peut s’appuyer sur beaucoup de choses. Pourquoi ne pas faire une trilogie sur la thématique du mot os ?
Q : Qu’est-ce qui vous intéresse dans ce film ? Est-ce le thème de la famille, c'est-à-dire une jeune fille qui doit assumer la responsabilité familiale alors que tous les adultes la refusent, ou le thème de la loi du clan, à laquelle on n’échappe pas ?
Granik : Le personnage principal du film, c’est quelqu’un qui survit plus qu’elle ne vit. Elle essaye de survivre dans cette vie qui est très difficile. J’ai toujours été très attirée par ces personnages qui essayent de se battre. Ces personnes qui se battent au jour le jour et qui survivent malgré tout. Le personnage de Ree est une fille très protectrice, qui avait la hargne, la rage de survivre. Je me suis beaucoup attaché à ce personnage et à son histoire. Ce qui était aussi intéressant est que l’on pouvait écouter son histoire sur plusieurs angles. A la fois, c’est quelqu’un de très dur et elle est capable aussi de montrer beaucoup d’amour pour son frère, sa sœur et pour ses amis. Elle se bat et sa force motrice principale est l’amour. C’est une personne qui ne reçoit pas d’aide extérieure. Tout ce qu’elle arrive à faire dans sa vie et tout le travail qu’elle abat pour protéger sa famille, toutes ses ressources, elle les puise en elle-même. Ce sont ces propres ressources qui l’aident à avancer. Cette thématique m’intéressait beaucoup.
Q : Le fait d’être sur place vous a beaucoup inspiré, mais y a-t-il des réalisateurs qui vous ont aussi inspiré et qu’elle est votre envie de cinéma ?
Granik : Mon inspiration principale dans le monde du cinéma est le néoréalisme dans le monde entier. Bien entendu, cela sous-entend le néoréalisme italien juste après la guerre, mais également le travail de réalisateurs européens comme Robert Bresson, la manière très particulière qu’il avait de filmer la vraie vie, mais encore le travail des frères Dardenne avec leur travail esthétique et visuel, tous ces mouvements qu’ils insufflent à leur film pour coller à la réalité. Mon inspiration, ce sont les histoires extraordinaires qui se détachent de vies très ordinaires et parfois très dures. C’est cela qui m’a toujours beaucoup intéressée. Je peux aussi citer quelqu’un comme Abbas Kiarostami. Je suis toujours fascinée de voir comment se passe une vie difficile dans des pays et des situations que je ne connais pas. Je n’ai jamais vécue dans des milieux industriels, voire post-industriels, de Belgique, d’Angleterre, d’Ecosse. Pourtant, quand je vois un film comme ceux de Ken Loach, je suis attirée, cela m’intéresse de voir le côté humain, ce qui se passe dans la vie des gens de tous les jours qui n’ont pas forcément des moyens, qui essayent de survivre, de se battre. J’aime en tant que réalisatrice être transportée dans des endroits que je ne connais pas, des endroits qui ne me sont pas familiers. J’aime découvrir comment les gens vivent et survivent. J’aime voir comment une personne qui a autant de difficultés dans la vie arrive à rendre sa vie en sorte qu’elle en vaille la peine. Comment ne pas être trop éreinté, trop fatigué ? Ce sont des thèmes qui m’affectent. C’est ce qui m’a attiré dans le roman de Daniel, car cet auteur a rendu une histoire très solide. Je suis aussi influencée par des films américains des années 1970, un cinéma indépendant, dur et brut.
Q : Pouvez-vous nous parler du silence qui est assez important dans le film, les non-dits, les moments silencieux, que vous avez utilisés à bon escient ? Est-ce un élément que vous avez maitrisé d’un bout à l’autre ? On sent cette présence silencieuse.
Granik : Pour commencer, lorsque les acteurs sont bons, lorsqu’il y a une bonne alchimie entre les acteurs, lorsqu’ils travaillent ensemble et se comprennent et que l’on a une bonne relation entre les acteurs, on se rend compte au moment du tournage qu’un regard suffit. C’est presque comme un cadeau que les acteurs font. A un moment donné, on regarde dans le viseur de la caméra et ce que l’on voit, cela remplace les dialogues. Tout d’un coup, on a quelque chose que l’on a même pas besoin d’écouter. C’est le genre de chose qui arrive parfois, une sorte de miracle qui arrive sur des tournages et c’est arrivé ici. Effectivement, cela a imposé le silence. Le silence dans un film vient également au moment du montage. On apprend à l’apprécier à ce moment-là. C’est aussi le monteur qui vous aide à apprécier un silence que l’on n’avait pas forcément perçu au moment du tournage et c’est lui qui nous aide à comprendre qu’à tel moment du film ou à tel autre, on a besoin d’un silence. C’est au moment du tournage où les choses se font de manière plus posée. Ce qui joue aussi beaucoup dans cette impression, c’est le langage du Missouri. Dans la région où a été tourné le film, il y a un dialecte que l’auteur du livre utilise beaucoup, qui fait que ces gens parlent de manière concise. Certaines de leurs phrases n’appellent pas de réponse. La phrase est lancée et quelque part, cela rejoint tout ce langage des héros classiques, des héros de westerns américains, qui parlent très peu. Cela aide le personnage à garder une part de mystère par rapport aux spectateurs, qui se demandent ce qu’il pense vraiment. Ce personnage cultive une part de mystère.