Sous le soleil radieux de la Croisette, le 23 mai 2025, le Palais des Festivals a accueilli l'une des cinéastes américaines les plus discrètement admirées de notre époque : Kelly Reichardt. De retour en Compétition officielle à Cannes pour la deuxième fois, Reichardt s'éloigne des paysages bucoliques de l'Oregon qui ont marqué une grande partie de son œuvre pour livrer quelque chose de totalement inattendu : The Mastermind, un film sur un vol d'œuvres d'art dans les années 1970, ancré dans les quartiers populaires du Massachusetts. Pour ceux qui connaissent le style minimaliste et lent de Reichardt, ce changement de genre peut sembler déconcertant à première vue. Mais fidèle à elle-même, la réalisatrice offre un résultat bien plus profond qu'un simple exercice de genre. Avec The Mastermind, elle tisse une trame profondément humaine et politiquement engagée qui élargit son univers cinématographique tout en restant fidèle à son essence contemplative.
Le film s'ouvre sur un sentiment de malaise tranquille. La photographie de Christopher Blauvelt ne glorifie pas le monde du crime, mais l'imprègne plutôt d'une mélancolie fanée : les textures du bois, du béton et de la lumière du crépuscule donnent le ton à ce qui s'apparente davantage à une étude de personnages qu'à un thriller à suspense. La musique de Rob Mazurek, subtile et jazzy, tisse une tension à travers le silence plutôt que le spectacle. Au cœur du film se trouve JB Mooney, un charpentier malchanceux devenu voleur d'art amateur, interprété avec un mélange magnétique de vulnérabilité et de frustration par Josh O'Connor. Connu pour ses performances chargées d'émotion dans The Crown et plus récemment dans Challengers, O'Connor apporte une lassitude presque mythique à Mooney, un homme qui navigue à la fois dans une économie en ruine et une psyché nationale blessée.
Si Mooney se tourne vers le crime, ce n'est pas tant par cupidité que par instinct de survie et, d'une certaine manière, par dignité. Reichardt situe sa descente aux enfers dans le contexte tumultueux de l'Amérique des années 1970, marquée par la guerre du Vietnam, la montée du mouvement de libération des femmes et un sentiment croissant de désenchantement. Le film ne perd jamais de vue ces forces qui le dépassent, les laissant imprégner les contours de son récit. Alana Haim, dans son premier rôle depuis Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson, est une fois de plus une révélation, incarnant la complice de Mooney avec courage et âme. Leur alchimie à l'écran, vive et chargée d'émotion, établit un parallèle clair mais subversif avec la dynamique classique de Bonnie et Clyde, dépouillée de tout glamour et imprégnée d'un désespoir silencieux.
Bien que Reichardt s'aventure en terrain inconnu avec The Mastermind, les fans de longue date de son travail reconnaîtront un terrain émotionnel familier. La classe ouvrière, les marginaux, les vagabonds solitaires : voilà les âmes qui l'ont toujours attirée. Cette fois-ci, elle les intègre dans le cadre d'un film de genre, non pas pour imiter ses clichés, mais pour les redéfinir. Des critiques comme Tim Grierson (ScreenDaily) ont souligné que le film touche à quelque chose de plus large : une Amérique qui perd son chemin. Et en effet, ce sentiment de désillusion nationale n'est pas seulement thématique, il est aussi textural. Le montage, réalisé par Reichardt elle-même, est épuré et méditatif, mettant l'accent sur l'hésitation, l'immobilité et les moments de contemplation que la plupart des films de braquage auraient tendance à expédier.
Le parcours vers Cannes a été aussi discret que le film lui-même. Annoncé pour la première fois en septembre 2024, avec le financement et la distribution de Mubi en Amérique du Nord, The Mastermind a progressivement suscité l'intérêt. Alana Haim et John Magaro se sont joints au projet en octobre, et en novembre, la production était déjà bien avancée, avec un casting exceptionnel comprenant Hope Davis, Bill Camp, Amanda Plummer et d'autres. L'annonce de sa sélection pour la Palme d'or n'est venue qu'en avril 2025, conférant au film un caractère secret et une attente qui reflétaient son intrigue.
La première à Cannes a été accueillie avec chaleur et applaudissements prolongés. Alors que certains spectateurs s'attendaient à une version art et essai d'Ocean's Eleven, ils ont découvert un film plus proche de The Friends of Eddie Coyle, nuancé, sobre et profondément humain. Peter Bradshaw, du Guardian, l'a qualifié de « discrètement captivant » dans sa critique quatre étoiles, tandis que David Rooney, du Hollywood Reporter, l'a salué comme un exercice artistique de réinvention du genre. En effet, ce qui rend The Mastermind si remarquable, c'est qu'il ne se contente pas de changer Reichardt, mais qu'il élève le genre en y insufflant son empathie et sa précision caractéristiques.
Au-delà des éloges de la critique, le film marque un tournant dans la carrière de Reichardt. Connue pour ses films indépendants intimistes tels que Wendy and Lucy et First Cow, elle a toujours préféré la révolution tranquille aux feux d'artifice stylistiques. Mais ici, elle prouve qu'elle maîtrise le genre, les distributions d'ensemble et les détails d'époque avec autant d'autorité que ses pairs plus ambitieux en apparence. Ce n'est pas seulement un bon film. C'est une extension confiante et assurée de ce que son cinéma peut accomplir. Avec The Mastermind, Kelly Reichardt a ouvert un nouvel espace entre le cinéma d'art et d'essai et le film de genre, qu'elle a rempli d'humanité, de réflexion et d'une flamme tranquille.
Alors que le Festival de Cannes 2025 continue de dévoiler ses surprises, The Mastermind s'est déjà assuré une place parmi les films les plus commentés et les plus aboutis artistiquement. C'est un film rare qui parle à la fois doucement et avec force – de l'art, du crime, de l'amour et de l'échec, et d'un pays en proie à des tensions internes. Pour les spectateurs prêts à l'écouter, il offre une véritable leçon de narration qui continue de résonner longtemps après le générique.
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Synopsis :
Un père de famille en quête d'un nouveau souffle décide de se reconvertir dans le trafic d'oeuvres d'art, dans l'Amérique des années 1970. Avec deux complices, il s'introduit dans un musée et dérobe des tableaux. Mais la réalité le rattrape : écouler les oeuvres s'avère compliqué. Traqué, il entame alors une cavale sans retour.
The Mastermind
Écrit et réalisé par Kelly Reichardt
Produit par Neil Kopp, Anish Savjani, Vincent Savino
Avec Josh O'Connor, Alana Haim
Photographie : Christopher Blauvelt
Montage : Kelly Reichardt
Musique : Rob Mazurek
Sociétés de production : Mubi, Filmscience
Distribution : Mubi (États-Unis)
Date de sortie : 23 mai 2025 (Cannes)
Durée : 110 minutes
Photos : @fannyrlphotography