Festivals - Cannes 2025 : Le film valeur sentimentale de Joachim Trier touche profondément avec une ovation émouvante de 19 minutes

Par Mulder, Cannes, Palais des Festivals et des Congrès de Cannes, 21 mai 2025

Il y a certaines nuits à Cannes qui semblent instantanément entrer dans l'histoire, des moments où le battement collectif du cœur du cinéma résonne à travers le tapis rouge, les murs dorés du Grand Théâtre Lumière, et s'installe dans les os de tous ceux qui ont la chance d'être dans la salle. Le mercredi 21 mai 2025 était une de ces nuits. Joachim Trier, le réalisateur norvégien qui a ému le public du monde entier avec The Worst Person in the World, est revenu sur la Croisette avec son film le plus personnel et le plus émouvant à ce jour, Valeur Sentimentale (Affeksjonsverdi). Le résultat ? Une ovation debout de 19 minutes, l'une des plus longues de mémoire récente, et le genre de réaction euphorique qui assure à un film une place non seulement dans la sélection officielle, mais aussi dans la légende de Cannes. Lorsque les lumières se sont rallumées, les spectateurs étaient visiblement émus, les larmes aux yeux, debout, applaudissant, incapables de se détacher de ce qu'ils venaient de vivre. Trier, humble et stupéfait, a embrassé ses acteurs – Renate Reinsve, Stellan Skarsgård, Inga Ibsdotter Lilleaas et Elle Fanning – sur scène, sous une vague d'acclamations qui ressemblait à une réunion d'âmes.

Ce qui fait la profondeur de Valeur Sentimentale, ce n'est pas seulement son drame superbement équilibré ou son casting formidable, mais la façon dont il aborde avec une intimité sans crainte les complexités tendres et brutales de la famille, de l'héritage et du deuil. C'est Trier et son partenaire de longue date Eskil Vogt à leur meilleur, plongeant dans des émotions chaotiques avec grâce, nuance et clarté cinématographique. Le film est centré sur Nora, interprétée par Reinsve dans une performance dont on se souviendra longtemps après la saison des récompenses, une actrice de théâtre dévouée qui retrouve sa sœur Agnes (jouée avec une intensité tranquille par Lilleaas) après la mort de leur mère. Leur père Gustav, un ancien auteur qui s'accroche à l'ombre de sa gloire passée, revient dans leur vie avec une proposition : il veut faire un film sur la tragique histoire de leur famille. Lorsque Nora refuse le rôle dans une scène intense et déchirante qui a laissé le public cannois sans voix, il engage à sa place une actrice hollywoodienne aux yeux brillants (une Elle Fanning parfaitement calibrée). Ce qui suit n'est pas seulement une histoire d'ego artistique et de ressentiment familial, mais aussi une réflexion sur la façon dont l'histoire, personnelle et politique, s'inscrit profondément dans notre identité.

Ce qui frappe, c'est le caractère autobiographique du film, même si Trier lui-même n'a jamais confirmé publiquement aucun lien personnel. De la maison familiale hantée qui porte encore les cicatrices des atrocités nazies aux métacouches d'un réalisateur mettant en scène sa propre catharsis sous le couvert d'un retour, Valeur Sentimentale s'interroge sur la manière dont les histoires sont transmises, déformées et réappropriées à travers les générations. Une rage silencieuse sous-tend le film, en particulier dans les scènes entre Gustav et ses filles, où les excuses arrivent trop tard et où les ambitions prennent le pas sur l'empathie. La manière dont Trier utilise le silence – ces moments où les personnages ne disent rien mais communiquent tout – témoigne de l'écriture complexe du film et de la photographie subtile et ombragée de Kasper Tuxen. La délicate bande originale de la compositrice Hania Rani flotte comme un souvenir, jamais envahissante, toujours en écho.

La première sur le tapis rouge a été l'un des moments forts du festival. Fanning, radieuse dans une robe rose poudrée qui faisait subtilement référence au Hollywood d'antan, marchait aux côtés de Reinsve, dont l'élégance sombre évoquait la force tranquille de son interprétation. Stellan Skarsgård, imposant et énigmatique, saluait les fans avec une sorte de détachement chaleureux qui n'était pas sans rappeler son personnage. Les spectateurs chuchotaient des anecdotes sur l'arrivée discrète de Trier, un réalisateur qui, une fois de plus, a laissé son film parler plus fort que n'importe quelle conférence de presse. L'anticipation était palpable, amplifiée par le buzz des initiés de l'industrie qui avaient entendu parler de la puissance émotionnelle de Valeur Sentimentale depuis que NEON avait acquis les droits américains l'année dernière à Cannes, une décision audacieuse qui semble aujourd'hui tout simplement visionnaire. Le soir même, des rumeurs ont commencé à circuler selon lesquelles le Grand Prix ne serait peut-être pas le summum pour ce film. Compte tenu de l'histoire récente de NEON, qui a distribué les cinq derniers lauréats de la Palme d'or, l'élan semble imparable.

Le mélange de tranquillité scandinave et de flair international du film, souligné par sa coproduction entre des sociétés norvégiennes, françaises, allemandes, suédoises et britanniques, lui confère une sensibilité artistique typiquement européenne, sans jamais être aliénant. Il est intime, mais cinématographique ; lent, mais dévastateur. Qu'il s'agisse du manoir familial en ruine, des scènes de dîner gênantes qui masquent à peine des décennies de ressentiment ou des gros plans poignants lors des confrontations, la caméra de Trier est toujours là où ça fait mal. Et les acteurs sont à la hauteur de cette intensité, en particulier Reinsve et Skarsgård, qui livrent une performance authentique et volcanique. Reinsve, qui avait déjà fait ses preuves à Cannes, pourrait bien avoir atteint le statut d'icône grâce à ce rôle.

 À la sortie du cinéma, après le générique et les applaudissements qui ne voulaient pas s'arrêter, un critique a déclaré à un ami : « On se croirait quand on a vu Amour pour la première fois. » Un autre a murmuré : « C'est comme si Bergman était revenu, mais en plus doux. » De telles comparaisons ne sont pas à prendre à la légère, surtout dans un festival où tous les films sont en compétition, mais Valeur Sentimentale a clairement touché une corde sensible, et pas seulement pour son talent artistique. C'est un film sur la mémoire, certes, mais aussi sur la pertinence, sur la façon dont les artistes, les parents, les filles, tous font le bilan de qui ils étaient et de qui ils sont en train de devenir. C'est une comédie douloureuse sur la vie et le désir d'être compris.

Avec sa sortie en salles prévue en Norvège en septembre et en France le 20 août, l'aventure de Valeur Sentimentale ne fait que commencer. Pour l'instant, son héritage à Cannes est déjà gravé dans les applaudissements et l'émotion.  Que la Palme d'Or soit au rendez-vous ou non, Joachim Trier a réalisé un film qui restera dans les mémoires bien au-delà de sa durée ou de ses récompenses. Il s'agit, à juste titre, d'une histoire sur la valeur sentimentale qui laisse le public s'accrocher à la sienne.

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Synopsis :
Agnès et Nora voient leur père arriver après de nombreuses années d'absence. Réalisateur de renom, il propose à Nora, actrice de théâtre, un rôle dans son prochain film, mais elle refuse avec défi. Il offre alors le rôle à une jeune star hollywoodienne, ravivant ainsi de douloureux souvenirs familiaux.

Valeur Sentimentale (Affeksjonsverdi)
Réalisé par Joachim Trier
Écrit par Eskil Vogt, Joachim Trier
Produit par Maria Ekerhovd, Andrea Berentsen Ottmar
Avec Renate Reinsve, Stellan Skarsgård, Inga Ibsdotter Lilleaas, Elle Fanning, Cory Michael Smith
Directeur de la photographie : Kasper Tuxen
Montage : Olivier Bugge Coutté
Musique : Hania Rani
Sociétés de production : Mer Film, Eye Eye Pictures, MK Productions, BBC Film, Lumen Production, Komplizen Film, Zentropa, Zentropa Sweden, Film i Väst, Alaz Film
Distribué par Nordisk Film (Norvège, Danemark et Suède), Memento Distribution (France), Plaion Pictures (Allemagne), Mubi (Royaume-Uni)
Dates de sortie : 21 mai 2025 (Cannes), 20 août 2025 (France)
Durée : 135 minutes

Photos : @fannyrlphotography