Nous avons fait une petite pause de cinéma à mi-parcours du 38ème festival de Deauville, afin de rencontrer Bobcat Goldthwait, le réalisateur de « God bless America ». Alors que son premier passage au C.I.D. il y a trois ans avec « World’s greatest dad » ne nous avait guère enchanté, nous sommes ravis d’avoir pu faire connaissance avec un cinéaste iconoclaste qui a signé un des meilleurs films de la compétition de cette année-ci. Au lieu du comique à l’humour douteux auquel nous nous attendions, nous avons eu affaire à un interlocuteur très cordial et franc, qui se fournit apparemment à la pizzeria qui fait le bonheur de nos pauses déjeuner depuis que nous venons au festival.
Laissez-moi commencer par une question vaste : est-ce que vous aimez les Etats-Unis ?
Je garde mon amour pour ma fille, ma femme, et la nourriture. Je ne me considère toutefois pas comme quelqu’un d’anti-patriotique. On m’accuse souvent d’être anti-américain, et pourtant, pour moi, il n’y a pas d’action plus patriotique que de révéler les défauts de mon pays et de demander à mes compatriotes s’il n’est pas possible de faire les choses un peu mieux. Quand on met les nations avant les gens, c’est à ce moment-là que les problèmes commencent. C’est un peu ma philosophie à la John Lennon.
Qu’est-ce qu’il faudra faire pour que l’Amérique soit meilleure ? Comme les personnages de mon film, je ne dispose pas de toutes les réponses. Parfois, on accuse mon film de ne présenter aucune réponse. Or, ce qui m’intéresse, c’est de me focaliser sur la direction que nous prenons, et de me demander si j’en fais partie. A mon avis, ce n’est pas en supprimant les émissions de télé-réalité que l’on rendra le pays meilleur. Je voulais faire un film qui s’interroge sur le fait que nous sommes – aux Etats-Unis et ailleurs – si dépendants de la distraction. A travers l’âge numérique, nous avons la possibilité de ne plus être liés les uns aux autres. Pourquoi sommes-nous plus intéressés par ce qui se passe chez les célébrités et les sportifs que dans notre propre vie et celle de nos proches ?
Vous ne croyez donc pas en le rêve américain ?
Ce que j’aime aux Etats-Unis, c’est l’importance du premier amendement, mais le rêve américain disparaît en même temps que la classe moyenne. Beaucoup de mes compatriotes confondent le rêve américain avec la richesse. C’est le genre de bonheur que les gens recherchent. Ca me rappelle un film sélectionné également à ce festival de Deauville, le documentaire « The Queen of Versailles » [de Lauren Greenfield] … En effet, je ne comprends pas pourquoi l’Amérique pauvre soutient son pendant riche. Est-ce qu’elle croit réellement qu’elle aura un jour sa place au soleil ? C’est une mentalité de loterie très étrange. Aux Etats-Unis, on ne parle pas de la valeur de l’épanouissement, c’est pas cela que les gens considèrent comme le bonheur. La célébrité et la richesse, ça c’est bien, mais l’idée de s’épanouir à un niveau artistique ou personnel, ou simplement d’être heureux, ne l’est pas. On me considère de temps en temps comme un boudeur, alors que je suis en fait heureux. J’aime juste pointer du doigt des choses amusantes ou fausses.
Vous empruntez donc la voie de la comédie pour dénoncer ce qui ne va pas ?
Oui, en quelque sorte. On me reproche souvent d’être seul dans mon coin en train de râler, mais en réalité, j’ai toujours eu accès à un public, même s’il ne s’agit pas d’un public mondial. Il faut que je fasse sortir les choses, ce film n’est pas un abcès que j’aurais enfin crevé. Comme je disais, je voulais faire un film qui s’interroge sur la direction que l’Amérique prend.
Même si vous ne savez pas forcément où vous allez ?
Oui, bien sûr, mais après tout, qui le sait vraiment ? A l’époque de « Bonnie et Clyde » [de Arthur Penn], la contre-culture en voulait vraiment à l’autorité. C’était le sujet du film, mais eux non plus n’avaient pas de solution à proposer, ils ne savaient pas comment cela allait se terminer. Du coup, je me suis demandé contre qui on était en colère de nos jours et je suis arrivé à la conclusion que c’était nous-mêmes. Mon film n’est pas comme « Tueurs nés » [de Oliver Stone] qui était un film qui accusait les médias. J’ai horreur des films et même des comédies qui prétendent que tout soit de la faute des médias. Alors que c’est notre propre appétit qui permet à des chaînes comme Fox-News d’exister. Il y a beaucoup de gens qui se sentent réconfortés par ce qu’ils y voient.
Ca me rappelle une publicité pour cette chaîne que je viens de voir sur internet, qui vante son journalisme impartial.
Effectivement, c’est assez aberrant. Il est inutile de préciser quand on diffuse des infos qu’elles sont impartiales. Par exemple, si mon père mourrait, on ne viendrait pas me voir en me disant qu’on présenterait cette nouvelle d’une façon impartiale. C’est simplement une information et c’est tout.
Dans « God bless America », quand Frank commence à tuer tous ces gens, n’est-il pas aussi dupe d’une idée – celle de la différence entre le bien et le mal – que ces personnes qu’il déteste ?
Alors, déjà, il commence à avoir des fantaisies de tuer quelqu’un avant même qu’on lui annonce qu’il va mourir prochainement. Et puis, je ne pense pas qu’il soit quelqu’un qui croit en le bien. Il en a juste assez. Il ne se fait aucune illusion sur son statut de héros ou sur comment il va changer le monde. Il veut simplement que les gens se taisent et qu’ils le laissent tranquille. Parfois, on lui reproche d’être aussi pourri que les gens qu’il assassine, alors que depuis le début, il sait qu’il n’est pas normal. Mon intention quand j’ai écrit le film n’était pas d’en faire une histoire de vengeance, où j’énumère toutes les choses que je n’aime pas. J’ai essayé de faire en sorte que notre sympathie reste quand même avec ce personnage. Quand Frank se sent attiré vers la jeune femme, il se rend compte qu’il est aussi coupable que les autres, en dépit de ses valeurs.
Mais c’est quand même un homme qui sait ce qui est juste. On le voit dans la séquence du bureau, quand il reproche à ses collègues d’être complètement abreuvés par les médias. Toutefois, il ne profite pas de l’occasion pour donner sa vision d’un monde meilleur.
Certes, mais quoi leur dira-t-il ? Qu’il faut être gentil, recycler et faire du yoga ? Ce qu’il veut réellement transmettre dans ce discours, c’est son souhait de parler de choses importantes. Or, les gens ne communiquent plus entre eux, ils se contentent de commenter et de poster leur avis. Ils disent ce qu’ils ont à dire, mais aucun lien ne s’établit entre eux. Ils parlent entre eux, mais pas d’idées, juste de formules publicitaires. En tant que comédien, je vois ça dans ma vie de tous les jours. Les gens ne font que remâcher les mêmes choses, encore et encore. On m’a demandé pourquoi Frank n’éteint pas son téléviseur, tout simplement. Bien que je ne regarde guère la télé, je sais quand les Kardashian se marient ou ce qui se passe avec la série de Charlie Sheen, parce que les gens ne parlent que de cette merde du matin jusqu’au soir.
Vous défendez des positions assez anti-conformistes. Vous vous considérez comme un réalisateur de l’underground ?
Je n’aime pas trop ces catégories. Je fais des films parce que j’ai des histoires à raconter et que j’aime travailler avec mes amis. Je ne fais pas du cinéma pour gagner beaucoup d’argent ou pour que les gens changent leur perception de moi. Je fais juste des films pour faire des films.
Pour votre avant-dernier film, « Juste une fois », vous êtes allés chez le prêteur sur gages pour financer la production, c’est bien ça ?
Oui, j’avais vendu une de mes guitares, qui valait assez cher. Le budget de ce film-là n’était que de 20 000 dollars. J’écris tout le temps des scénarios. Après avoir terminé « World’s greatest dad », j’en avais écrit cinq. Celui que je tournerai en premier dépend de l’argent qu’on me confie pour le faire. Toujours est-il que je préfère ne pas faire un film, si cela implique de faire des compromis. Quant à « God bless America », il a coûté moins d’un million de dollars. Du coup, ça me fait bien marrer d’entendre des gens le comparer à d’autres films qui étaient certainement beaucoup plus chers à produire. Un de ces films auquel on le compare est « Chute libre » [de Joel Schumacher] que je n’aime pas. Je trouve que c’est un film lâche, parce que quand le personnage principal tue enfin un autre homme, il s’agit d’un nazi. La même chose vaut pour la séquence raciste où il tabasse un groupe de jeunes, peu de temps après les émeutes à Los Angeles. Pour moi, ça aurait juste dû être un film sur un gars qui veut absolument aller à la fête d’anniversaire de sa fille. Mais franchement, je n’aimais pas ce film.
Quel genre de film, de réalisateur aimez-vous alors ?
Je vois très rarement les films des grands studios. Je n’y vais pas parce que je pense qu’ils sont mauvais, mais parce que ce sont des films qui ne me correspondent pas. Je vois plutôt les films aux festivals, comme « Dark horse » de Todd Solondz, et les documentaires, comme « Sugar man » [de Malik Bendjelloul]. Il faut que j’aille voir celui dont vous avez parlé tout à l’heure, « The Queen of Versailles », parce que tout le monde m’en parle.
C’est le film « A horrible way to die » de Adam Wingard que vous aviez vu au festival de Toronto qui vous a donné l’envie de faire « God bless America » ?
Oui, je suis devenu ami avec l’équipe au festival et je me suis dit que c’était bien qu’ils n’aient pas attendu, mais qu’ils se soient lancés pour le faire. C’est un film sur un assassin célèbre qui a des fans et j’ai pensé après avoir vu ce film, tiens, j’ai une idée dans le même genre, pourquoi ne pas me lancer moi aussi.
Aux Etats-Unis, « God bless America » a été distribué par Magnolia presque simultanément sur grand écran, en vidéo-à-la-demande, et sur des chaînes payantes. Est-ce que vous pensez que son ton satirique fonctionne mieux sur le petit écran ?
J’espère que le film plaira aux spectateurs, peu importe le support sur lequel ils le verront. L’humour vient de la satire, mais ce n’est pas une parodie, puisque j’ai filmé les choses comme je les ai vues. La Tea Party m’en voulait parce que j’ai inclus un de leurs membres qui s’attaque physiquement à quelqu’un souffrant de la maladie de Parkinson. Mais j’avais vu auparavant un tel incident à la télévision.
Je vous ai posé cette question parce que j’ai uniquement vu « Network » [de Sidney Lumet] à la télévision, sur une chaîne privée en plus, et je trouvais que cet environnement médiatique convenait très bien à ce film-là et probablement aussi au vôtre.
En effet, j’ai vu « Network » quand j’ai préparé « God bless America », tout comme « Bonnie et Clyde ». Puisque vous m’avez demandé quel genre de film je regarde, j’en vois beaucoup de cette époque-là, comme « Un après-midi de chien » [de Sidney Lumet] et les films de Hal Ashby. Ainsi que d’une autre époque, les films de Preston Sturges. En somme, je regarde quand même des films, mais pas trop ceux des studios.
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Tootpadu, le 5 septembre 2012, à la Villa Cartier, Deauville. Avec nos remerciements à Isabelle Duvoisin.