Interview - Limonov, la ballade : Rencontre avec le réalisateur Kirillov Serebrennikov

Par Sabine, Paris, Hotel Bel Ami, 25 novembre 2024

Le film Limonov, la ballade retrace la vie tumultueuse et fascinante d’Édouard Limonov, écrivain, dissident et figure controversée de la scène politique et culturelle russe. À travers une mise en scène immersive et un regard sensible, le réalisateur Kirill Serebrennikov explore les multiples facettes de cet homme complexe, naviguant entre gloire littéraire, exil et engagement idéologique radical. Ce portrait à la fois intime et captivant invite à réfléchir sur les tensions entre création artistique et positionnement politique, offrant un éclairage unique sur un personnage hors du commun. Une table ronde avec le réalisateur nous a permis de plonger dans les coulisses de cette œuvre riche et nuancée et de mieux comprendre les choix qui ont façonné ce récit cinématographique.

Q : Pourquoi Limonov ?

Kirill Serebrennikov : C'est une proposition que j'ai reçue de producteurs italiens d'adapter le livre d'Emmanuel Carrère. On était en 2020, quand j'ai entendu parler pour la première fois de ce projet. C'est un projet qui a mis très longtemps à voir le jour, qui a eu une très longue vie. On l'a commencé à Moscou avant la guerre, puis la guerre (en Ukraine) est intervenue. Le projet a été interrompu pendant six mois, et on s'est même dit à un moment qu'on ne pourrait pas reprendre le tournage. Finalement, on est tous partis et, in fine, on a fini par reprendre le tournage, mais en Europe. Ce qui fait que le film a une biographie très complexe, à l'image de la biographie du personnage principal.

Q : Pourquoi ne pas avoir plus traité la fin de sa vie et son évolution vers le fascime ?

Kirill Serebrennikov : En fait, on en parle quand même, on y est dans la dernière partie. Mais je dois insister sur le fait que le parti lui-même, le Parti national-bolchevique, est interdit, et que mentionner ce parti est même interdit en Russie. Or, il se trouve que la scène finale – vous savez, au cinéma, on ne tourne pas dans l'ordre chronologique – dans le bunker, on l'a tournée à Moscou. Donc, on essayait déjà de voir comment on allait pouvoir montrer ce qui est interdit de montrer. Bien évidemment, comme j'avais ça en tête et que j'avais écrit le scénario avant la guerre, cela a influé sur la manière de faire ce film. On n'avait même pas le droit de montrer l'emblème réel du Parti national-bolchevique, c'est complètement interdit. On savait que si on l'avait montré, on aurait tous pu être arrêtés sur le lieu du tournage. Et puis, ce qui m'intéressait plus, c'était la partie sur l'émigration, sur cette perte de l'amour. De toute façon, même dans le livre d'Emmanuel Carrère, il ne raconte pas la vie de Limonov jusqu'à la fin. Le livre s'arrête au tournant des années 2000. Bien évidemment, ce n'est pas la vie complète de Limonov. Néanmoins, encore une fois, compte tenu de l'interdiction de mentionner le Parti national-bolchevique, je ne suis pas allé sur ce terrain-là.

Q : Comment avez vous choisi l'acteur principal pour interpréter un personnage aussi complexe ?

Kirill Serebrennikov : Vous savez, d'abord, on a pris la décision, à un moment, de faire ce film en langue anglaise parce que c'est un projet international. C'est un film italien fait d'après un livre français avec un metteur en scène russe, donc il fallait trouver un bon acteur. D'un autre côté, moi, cela faisait très longtemps que je rêvais de travailler avec Ben Whishaw. Il se trouve qu'en plus, il lui ressemblait vraiment. Je savais qu'il pouvait être Limonov, qu'il rappelait le prototype du personnage. Nous avons fait des essais, mais dès la fin des essais, je savais que j'allais l'entériner.

Q : Vous avez travaillé une coordinatrice d'intimité pour les scènes de sexe, était-ce votre volonté ? que pensez -vous de ce nouveau métier ?

Kirill Serebrennikov : Au début, cette histoire de coordinateur d'intimité, cela m'a un peu rebuté, si je peux dire, parce que je me suis dit : "Mais à quoi bon avoir quelqu'un de supplémentaire pour contrôler ? Il y a moi, il y a les acteurs." Puis, je dois vous dire que j'ai ensuite compris l'importance de cela, et j'y ai pris du plaisir. Il se trouve que la personne qui s'occupait de cela sur le tournage était une fille absolument super, qui était gaie, joyeuse et extrêmement professionnelle, très intelligente. Elle n'a jamais gêné la mise en scène. J'imagine que cela doit aussi dépendre de la personne qui vient sur le tournage, mais là, c'était facile, cela ne nous a absolument pas causé de problème. Le premier jour de tournage, c'était la scène de sexe entre Viktoria Miroshnichenko et Ben Whishaw. Ils se connaissaient à peine, et il fallait commencer par cela. Donc, cela aurait pu poser problème, mais cela n'en a pas posé. Si à chaque fois que j'ai besoin d'un coordinateur, c'est à ce niveau professionnel, c'est parfait. Si, parfois, on risque de tomber sur un imbécile, cela pourrait complexifier les choses. Mais pour l'instant, mon expérience a été positive.

Q : Vous êtes un artiste pluri-disciplinaire, cinéma, opéra, théâtre, comment cette transversalité enrichit votre création ?

Kirill Serebrennikov : La question est extrêmement difficile et extrêmement profonde, et je n'ai pas de réponse, y compris pour moi-même. Je ne me mets pas de limite, si vous voulez, entre ces trois formes d'art. Pour moi, c'est comme des rivières qui se croiseraient, puis se sépareraient et se recroiseraient à nouveau parfois, ou parfois pas. D'un côté, l'opéra et le cinéma sont pour moi deux arts qui sont les plus proches l'un de l'autre. Pour moi, le cinéma et le théâtre, c'est vraiment des choses extrêmement différentes. Quand j'étais jeune, je faisais déjà un peu de théâtre, mais j'ai toujours rêvé de faire du cinéma. En fait, c'était ça que je voulais faire. Simplement, je me suis toujours posé la question : mais que fait un metteur en scène de cinéma entre deux films ? Parce que parfois, il s'écoule trois ou quatre ans entre deux films. Que font ces gens ? Personne n'a réussi à répondre à ma question. La seule réponse intelligente que j'ai entendue, c'est : "Bah, ils doivent chercher de l'argent." Je me suis dit : "Non, ce n'est pas possible de passer trois ans à chercher de l'argent." Donc, en fait, moi, j'ai essayé de tout faire pour justement arriver à ne jamais rien faire, pour être toujours occupé à quelque chose. Pour ce qui est du cinéma, c'est lui qui m'a trouvé. En fait, j'ai dit "ok" à des propositions. Des gens sont venus, on m'a apporté des livres. Ce ne sont pas forcément des films que j'ai toujours rêvé de porter à l'écran, simplement des propositions d'adaptations cinématographiques de textes écrits par d'autres, et j'ai toujours été content de cela. Moi, encore une fois, j'ai toujours voulu être metteur en scène de cinéma. Là, par exemple, je vais faire mon premier film en français d'après un scénario que j'ai écrit moi-même. C'est vraiment un projet original. Ce sera peut-être très bien, ce sera peut-être de la merde, je n'en sais rien. Mais en tout cas, c'est la première fois que je vais m'atteler à l'adaptation de quelque chose que j'ai écrit moi-même, et je suis ravi que pour la première fois, ce soit un film en français.

Q : Votre style visuel a souvent été décrit comme provocant et audacieux, comment avez-vous abordé la mise en scène pour capter l'essence d'un homme comme Limonov ?

Kirill Serebrennikov : Je dois dire d'abord que je suis absolument ravi de vous entendre parler de mise en scène. Je trouve cela absolument super, et notamment que vous utilisiez ce mot-là. Je trouve que c'est un lexique extrêmement riche, et je suis ravi que, quand vous parlez de la manière dont je fais des films, vous parliez de mise en scène. Je dois dire que, pour savoir comment tourner ce film sur ce personnage assez étrange, je me suis d'abord dit que Limonov était un poète et que je devais trouver un équivalent à sa poésie. D'où le fait que je sois allé vers des plans-séquences, des images d'actualité, du montage. Et tout cela, pour moi, fait un collage poétique, un collage lié à la poésie. Il fallait donc que je trouve une forme poétique et un langage poétique pour rendre la poésie de cet homme-là.

Q : La réalisation du film a duré plusieurs années en raison du déclenchement de la guerre en Ukraine, comment tient-on toutes ces années pour garder le cap ?

Kirill Serebrennikov : Vous savez, effectivement, j'ai tourné un film sur le docteur Mengele. J'espère que le film sortira bientôt. Ce qui fait que, pendant ce temps-là, alors que c'était effectivement – vous avez raison – quelque chose de difficile, de très long, j'ai réussi à faire un autre film parce que, de toute façon, je n'avais pas le choix.

Q : Il y a un plan séquence magnifique de Ben Whishaw qui traverse les rues de New-York, est-ce que ce plan a été pensé d'abord avec la musique de Lou Reed ?

Kirill Serebrennikov : Non, j'imagine. J'ai d'abord imaginé la mise en scène, et la musique est venue après. En revanche, quand on a tourné la scène, on l'a tournée en écoutant cette musique-là parce que je savais que, dans cette séquence-là, ce serait cette musique-là. Mais la mise en scène a été imaginée indépendamment de la musique. La musique apporte le rythme, elle apporte la vitesse de déplacement. On a parfois eu des problèmes de droits, d'ailleurs, pour l'acquisition de la chanson. On avait essayé avec une autre, et je sentais bien que cela n'allait pas, que le rythme n'était pas le bon. Là, il me fallait quelque chose qui soit comme un ballet, si vous voulez. Donc, il me restait quoi à faire ? Soit faire écrire une musique spécifiquement avec cette vitesse-là, soit acheter les droits. In fine, on a réussi à les acquérir.

Q : Quels ont été les défis principaux pour récréer les différentes ambiances comme son exil à New-York et son retour en Russie ?

Kirill Serebrennikov : Essayer de recréer le New York de 1975 alors qu'aucun de nous n'y avait vécu, c'était effectivement quelque chose d'assez dingue. On avait juste des images en tête. Arriver à recréer tout cela, c'était extrêmement difficile. C'était un vrai défi, un défi que je comparerais à celui de Denis Villeneuve avec Dune, en fait. Denis Villeneuve a inventé quelque chose, et nous aussi, nous avons inventé le New York de 1975. Pour ce faire, j'ai vu des kilomètres de vidéos d'actualité où je voulais voir la ville : comment elle était faite, comment étaient habillés les gens. J'avais besoin d'un décor suffisamment important, parce qu'il y avait plusieurs pâtés de maisons dans le décor, et je savais que ce serait quelque chose d'extrêmement sale. Il y avait des rats à l'époque, des poubelles dans les rues à cause d'une grève. Les fenêtres étaient cassées, les transports en commun ne fonctionnaient pas. Des gens sont même venus sur le tournage et nous ont demandé : "Vous ne pourriez pas faire un peu plus propre ?" Et je disais non, parce que dans les actualités, ce n'était pas possible. Les décors ont été construits à partir des images d'actualité que j'avais vues. Cela a été très difficile parce que, pour moi, il fallait que les artistes jouent dans le décor. Les artistes ont aussi joué sur fond vert pour pouvoir inclure des images d'actualité et des effets spéciaux. Tout cela a été très important.

Q : Le film pourrait vraiment se prêter à une structure sérielle, au vu du chapitrage que vous avez donné. J'avais cette question : est-ce que vous comptez aborder de nouvelles formes d'expérimentation narrative dans vos prochains films ? Et je voulais aussi savoir où en est l'adaptation du Fantôme de l'opéra en série. La série vous intéresse-t-elle ?

Kirill Serebrennikov : Je commencerai par la fin. Le Fantôme de l'opéra est effectivement en développement aujourd'hui. Concernant votre première question, sur l'aspect sériel, en fait, une série pour Limonov... Oui, effectivement, on y a pensé. Cela aurait pu s'y prêter, parce que ce sont des époques différentes, son image à lui change. Je pense qu'il y aura une série qui sera faite sur Limonov, mais sans doute qu'elle sera réalisée par des propagandistes russes, parce que c'est une figure absolument sacrée en Russie. Donc, peut-être qu'un jour cette série verra le jour. En tout cas, pour ce qui concerne les formes de narration, j'essaie, moi, dans chaque film, que chaque film ait sa propre forme. Ce que j'aime, c'est faire des films différents. Je pense que chaque film requiert sa propre forme. Je repars toujours de zéro à chaque fois que je commence un film, parce que je comprends que chaque film doit être différent. C'est un peu comme chez Kubrick : quand vous prenez les films de Kubrick, à chaque fois, il trouve une forme différente. Je suis sûr qu'à chaque sujet correspond une forme différente.

Q : Avez-vous un message à nous transmettre concernant ce film, que nous n'aurions pas abordé ?

Kirill Serebrennikov : Vous savez, je trouve que, quand un metteur en scène se met à dire des choses, il y a une espèce d'abus de position presque dominante. Moi, j'ai fait mon film, et j'espère sincèrement que les spectateurs iront le voir. Pour moi, c'est ça le plus important : ils interpréteront mon film eux-mêmes. Ce que je voulais dire, je l'ai dit sur l'écran. Donc, s'il me manque des choses que je n'ai pas dites, ce sera dans mon prochain film. Je n'ai rien à dire de plus sur celui-là. Je pense très souvent qu'un metteur en scène ferait mieux, parfois, de se taire. On nous donne des moyens extrêmement importants pour justement nous exprimer, et je m'en contente.

Kirill Serebrennikov est un réalisateur, metteur en scène et dramaturge russe reconnu pour son approche audacieuse et avant-gardiste. Figure clé de la scène artistique contemporaine, il s'est illustré par des œuvres qui interrogent les normes sociales, politiques et culturelles, souvent en brisant les tabous. Son style distinctif mêle esthétique visuelle percutante et profondeur narrative, que ce soit au cinéma, au théâtre ou à l'opéra. Malgré les pressions et les controverses auxquelles il a fait face dans son pays, notamment en raison de son opposition à la censure et de son engagement en faveur de la liberté artistique, Kirill Serebrennikov a su imposer sa voix unique sur la scène internationale. Ses œuvres, telles que Leto ou La Fièvre de Petrov, traduisent une vision à la fois poétique et provocante du monde, faisant de lui une figure incontournable de l'art engagé.

Synopsis :
Militant révolutionnaire, dandy, voyou, majordome ou sans abri, il fut tout à la fois un poète enragé et belliqueux, un agitateur politique et le romancier de sa propre grandeur. La vie d’Edouard Limonov, telle une traînée de soufre, est une ballade à travers les rues agitées de Moscou et les gratte-ciels de New-York, des ruelles de Paris au coeur des geôles de Sibérie pendant la seconde moitié du XXe siècle.

Limonov, la ballade
Réalisé par Kirill Serebrennikov
Ecrit par Kirill Serebrennikov, Ben Hopkins, Pawel Pawlikowski
Librement adapté du roman Limonov d'Emmanuel Carrère
Produit par Ardavan Safaee, Lorenzo Gangarossa, Mario Gianani, Dimitri Rassam, Ilya Stewart
Avec Ben Whishaw, Viktoria Miroshnichenko, Tomas Arana, Corrado Invernizzi, Evgeniy Mironov, Andrey Burkovskiy, Maria Mashkova, Sandrine Bonnaire, Emmanuel Carrère, Céline Sallette, Louis-Do de Lencquesaing
Directeur de la photographie : Roman Vasyanov
Montage : Yurii Karikh
Musique : Massimo Pupillo
Société de production : Wildside, Chapter 2, Fremantle Spain, France 3 Cinéma, Hype Studios
Distribué par Pathé (France)
Dates de sortie : 19 mai 2024 (Festival de Cannes), 4 Décembre 2024 (France)
Durée : 137 minutes

Photos et video : Sabine Chevrier / Mulderville