Springsteen : Deliver Me from Nowhere

Springsteen : Deliver Me from Nowhere
Titre original:Springsteen : Deliver Me from Nowhere
Réalisateur:Scott Cooper
Sortie:Cinéma
Durée:119 minutes
Date:22 octobre 2025
Note:
La genèse de l’album Nebraska au début des années 80, période au cours de laquelle le jeune musicien, sur le point d’accéder à une notoriété mondiale, lutte pour concilier les pressions du succès et les fantômes de son passé. Enregistré sur un magnétophone quatre pistes dans la chambre même de Bruce Springsteen dans le New-Jersey, Nebraska est un disque acoustique incontournable aussi brut qu’habité, peuplé d'âmes perdues à la recherche d'une raison de croire.

Critique de Mulder

Springsteen : Deliver Me from Nowhere est un film qui aspire à la profondeur, mais qui confond trop souvent retenue et révélation. Scott Cooper, qui avait su trouver une tendresse sous le désespoir silencieux dans Crazy Heart, nous livre ici quelque chose qui semble plus embaumé que vivant, un film si respectueux de son sujet qu'il finit par le momifier. Le postulat de départ était prometteur : revisiter la création de Nebraska, l'album austère et hanté de 1982 qui a mis à nu Bruce Springsteen, à un moment où la célébrité, la culpabilité et le doute de soi se sont affrontés. Mais au lieu de capturer cette intensité claustrophobe, Scott Cooper nous offre un portrait étrangement étouffant, respectueux dans le ton et visuellement méticuleux, mais émotionnellement distant. C'est comme si le film, terrifié à l'idée de trahir The Boss, n'osait jamais le laisser véritablement s'effondrer.

Jeremy Allen White livre une performance engagée et physiquement ancrée : sa posture voûtée, sa voix rauque et ses yeux fatigués évoquent un homme accablé par sa propre mythologie. Pourtant, malgré toute sa précision, il manque quelque chose d'essentiel. Le Bruce Springsteen de Jeremy Allen White ressemble à une figure sculptée dans le marbre : précise dans ses contours, creuse dans son esprit. On le sent à la recherche de la volatilité et de la grâce qui définissaient les contradictions de Bruce Springsteen – le saint de la classe ouvrière aux prises avec le succès –, mais le scénario le confine dans de longues scènes méditatives qui ne s'enflamment jamais. Il y a une mélancolie étudiée dans ses monologues murmurés et ses silences pensifs, mais peu d'élan émotionnel. Le film lui demande de mijoter sans cesse sans jamais déborder, et après deux heures de réflexion silencieuse, la performance risque de ressembler davantage à un exercice de retenue qu'à une révélation.

La mise en scène de Scott Cooper reflète la même contradiction. Il vénère clairement le sujet — chaque plan est cadré comme une pochette d'album, chaque transition est baignée d'une lumière sépia — mais son contrôle esthétique étouffe la spontanéité. La photographie de Masanobu Takayanagi, bien que magnifique, enferme le film dans une sorte de nature morte cinématographique. La caméra s'attarde sur des autoroutes désertes, des vitres trempées par la pluie et la lueur des lampes tamisées des motels, essayant de faire écho à l'Amérique hantée de Nebraska. Pourtant, ce que Nebraska avait – le frisson du danger, le sentiment que la violence et la grâce pouvaient coexister dans le même vers – est ici remplacé par une mélancolie embellie. Même les silences, qui devraient être suffocants, semblent décoratifs. On sent que le réalisateur tente de canaliser le vide intérieur de Springsteen, mais au lieu de cela, il livre une succession de plans magnifiquement composés où le sens peine à percer le vernis.

Les seconds rôles, malgré leur force sur le papier, ne trouvent jamais de point d'ancrage solide dans cette atmosphère de morosité respectueuse. Jeremy Strong, qui incarne le producteur et confident Jon Landau, apporte au film une intelligence tranquille, mais son interprétation est réduite à un symbole : il est moins un homme qu'une personnification de la loyauté. Le portrait que Stephen Graham fait du père de Bruce, spectre d'un traumatisme tacite, devrait ancrer l'histoire dans quelque chose de brut et de personnel, mais ses scènes sont trop fragmentées pour être mémorables. Gaby Hoffmann, Odessa Young et Paul Walter Hauser apparaissent comme des échos de connexion, leurs présences étant fugaces et sous-estimées. Le résultat est un monde peuplé de fantômes, des personnages qui semblent ne pas vivre autour de Springsteen, mais plutôt graviter autour de son mythe. En essayant de capturer la solitude d'un artiste, Cooper finit par isoler le film lui-même.

Même la musique, ironiquement, semble étouffée. Les quelques moments où White se produit sont filmés avec une telle prudence qu'ils frôlent la stérilité. Il y a peu de l'énergie brute et improvisée qui caractérisait les sessions de Nebraska, où la créativité frôlait l'effondrement. Au lieu de cela, on nous offre une approximation polie : un grattement discret, des paroles chuchotées, la promesse d'une catharsis qui n'arrive jamais. Le choix de Cooper de s'attarder sur le silence plutôt que sur le son est admirable dans son concept, mais dans son exécution, il vide le film de son rythme. Ce qui aurait dû être une exploration de la vulnérabilité artistique se transforme en une longue complainte. Le film veut désespérément refléter l'authenticité crue de Nebraska, mais il manque de courage pour embrasser sa rudesse, son imperfection brute, son sentiment que quelque chose de vital pourrait se briser à tout moment.

Dans le dernier acte, lorsque le film montre Bruce Springsteen qui affronte son père ou contemple la victoire creuse de la célébrité, la distance émotionnelle du film devient indéniable. Ces scènes devraient vous bouleverser – le fils confronté à l'ombre qui l'a façonné, l'artiste face à sa propre aliénation – mais Scott Cooper garde tout trop propre, trop raffiné. Il n'y a pas de réel danger, pas de sentiment de vérité brute. C'est un film sur le risque créatif qui n'en prend aucun lui-même. Lorsque le générique défile, on admire le travail, mais on reste indifférent à l'homme qui en est le centre. L'expérience s'apparente à l'écoute d'une version soigneusement remasterisée de Nebraska — techniquement impressionnante, mais dépouillée du sifflement, du grain et de la douleur qui la rendaient humaine.

Springsteen: Deliver Me from Nowhere est une déception magnifiquement photographiée — une élégie pour un artiste qui oublie de montrer son pouls. Jeremy Allen White offre une performance empreinte d'une conviction tranquille, et Scott Cooper réalise avec une grâce visuelle, mais ensemble, ils créent un film qui confond silence et âme. L'intention est noble : honorer le moment où Bruce Springsteen s'est replié sur lui-même et a créé quelque chose de douloureusement honnête. Pourtant, en s'efforçant tant de lui rendre hommage, le film oublie de le remettre en question. Il finit par être lissé là où il devrait être brut, distant là où il devrait être intime, respectueux là où il devrait être réel. Une réelle déception pour le fan que je suis de Bruce Springsteen depuis de très nombreuses années et ayant eu la chance de le voir en concert à Paris.

Springsteen: Deliver Me from Nowhere
Écrit et réalisé par Scott Cooper
Basé sur Deliver Me from Nowhere de Warren Zanes
Produit par Scott Cooper, Ellen Goldsmith-Vein, Eric Robinson, Scott Stuber
Avec Jeremy Allen White, Jeremy Strong, Paul Walter Hauser, Stephen Graham, Odessa Young
Directeur de la photographie : Masanobu Takayanagi
Montage : Pamela Martin
Musique de Jeremiah Fraites
Sociétés de production : Gotham Group, Night Exterior, Bluegrass 7
Distribué par 20th Century Studios
Dates de sortie : 29 août 2025 (Telluride), 22 octobre 2025 (France), 24 octobre 2025 (États-Unis)
Durée : 119 minutes

Vu le 24 octobre 2025 au Gaumont Disney Village, Salle 10 place A18

Les récentes productions des studios The Walt Disney Company s’avèrent, hélas, de véritables déceptions. À force de vouloir contrôler le discours critique, d’imposer ses diktats à la presse et de privilégier la communication à la sincérité, le studio récolte aujourd’hui le désintérêt du public. Le constat est saisissant : lors de notre projection, la salle ne comptait que cinq spectateurs — un symbole parlant du fossé grandissant entre Disney et ceux qui aimaient encore croire à sa magie. 

Note de Mulder: