La Femme la plus riche du Monde

La Femme la plus riche du Monde
Titre original:La Femme la plus riche du Monde
Réalisateur:Thierry Klifa
Sortie:Cinéma
Durée:123 minutes
Date:29 octobre 2025
Note:
La femme la plus riche du monde : sa beauté, son intelligence, son pouvoir. Un écrivain photographe : son ambition, son insolence, sa folie. Le coup de foudre qui les emporte. Une héritière méfiante qui se bat pour être aimée. Un majordome aux aguets qui en sait plus qu’il ne dit. Des secrets de famille. Des donations astronomiques. Une guerre où tous les coups sont permis.

Critique de Mulder

Thierry Klifa aborde son nouveau film La femme la plus riche du monde comme un joaillier qui polit un scandale jusqu'à ce qu'il reflète quelque chose de plus séduisant que les ragots : comment l'argent, la mémoire et le désir peuvent lier et corrompre dans un même geste. Reflétant librement l'affaire Bettencourt à travers l'empire fictif de Marianne Farrère, le film annonce d'emblée sa prérogative – très librement inspiré de faits réels  – puis se penche sur un roman à clef où la création de mythes familiaux, des dons astronomiques et un intrus effronté font exploser l'étiquette soignée de l'argent ancien. Ce mélange d'invention et de failles reconnaissables n'est pas de la timidité ; c'est la thèse du film sur la perception, le pouvoir et les histoires que raconte la richesse pour survivre.

Au cœur de cette machine vernie se trouve Isabelle Huppert, qui incarne moins une victime qu'une femme qui a confondu contrôle et liberté. Son personnage, Marianne, est soigneusement étudié dans les moindres détails, jusqu'à l'arrivée de Pierre-Alain Fantin, interprété par Laurent Lafitte, avec son verve exubérante, son esprit caustique et son instinct de débrouillard qui lui permet d'ouvrir toutes les portes à force de persévérance. Leur lien est platonique mais intense : une conspiration d'appétit dans laquelle il apporte le chaos et elle l'accès. Le choix de Thierry Klifa de cadrer la saga à travers la comédie, sans disculper personne, donne à leurs scènes une effervescence nerveuse ; le rire est un solvant qui révèle le mépris de classe, la négligence émotionnelle et la façon dont l'attention elle-même peut être perçue comme un narcotique. Le cinéaste a déclaré avoir choisi ce registre pour « observer, sans juger », filtrant un enchevêtrement humain plutôt que de pleurer sur les ultra-riches ; le résultat est une étude sur la façon dont l'argent amplifie chaque fissure jusqu'à ce qu'elle ressemble à un destin.

Sur le plan formel, le film privilégie la discrétion plutôt que l'ostentation. La caméra de Hichame Alaouïé glisse à travers de grandes pièces qui refusent de se vanter, conformément à la règle énoncée par Thierry Klifa : pas de bling-bling, seulement la tyrannie silencieuse du bon goût. La chef décoratrice Eve Martin compose un milieu où le pouvoir se cache dans des palettes neutres et des surfaces anciennes ; les costumiers Jürgen Doering et Laure Villemer étendent cette logique aux corps, habillant Marianne dans une rotation étonnante – soixante-dix looks distincts, jamais deux fois les mêmes – de sorte que les vêtements deviennent à la fois une armure, un statut et un langage secret. Même la structure narrative témoigne de retenue et de soin : des intertitres noirs ponctuent l'action, clin d'œil à la vie médiatisée de l'affaire et dispositif permettant de tresser de manière polyphonique des points de vue concurrents sans rompre le silence du film.

La distribution secondaire est tout aussi prestigieuse. Marina Foïs donne à Frédérique l'équilibre fragile d'une fille formée pour maintenir le portrait de famille dans le cadre, puis laisse l'émail se fissurer scène après scène ; son histoire transforme l'héritage en un piège – financier, idéologique et émotionnel – d'autant plus que le passé collaborationniste du clan refait surface dans le présent. Raphaël Personnaz, dans le rôle du majordome Jérôme, commence comme un métronome silencieux des rituels de la maison et devient peu à peu la conscience troublée du film, sa loyauté se retournant contre lui dans un ordre social qui n'aime les serviteurs que tant qu'ils restent invisibles. André Marcon esquisse un mari dont l'autorité est à la fois institutionnelle et curieusement creuse, tandis que Mathieu Demy et Joseph Olivennes nuancent les négociations difficiles de la famille avec l'image et le désir. La description que fait Thierry Klifa de ces personnages – monstrueux et profondément infantiles  – semble juste ; personne ici ne cherche à être aimé, et le film n'en est que meilleur.

Ce qui distingue l'approche de Thierry Klifa d'un simple récit édifiant sur l'abus de faiblesse, c'est la façon dont il continue à redonner l'initiative à Marianne sans nier la réalité de la manipulation. Le film met en scène à plusieurs reprises des moments où Marianne reconnaît l'abus – et l'invite quand même à revenir. Cette ambivalence est le cœur du drame : le point faible de la femme la plus riche n'est pas la naïveté, mais la solitude, la douleur d'une vie organisée jusqu'à la mort. L'un des plus beaux coups du film – un détour par une boîte de nuit précédé d'un intermède chanté par Anne Brochet, sur une composition originale d'Alex Beaupain – rend cette douleur audible ; la séquence ouvre une porte dérobée sur le personnage, suggérant non seulement le frisson de la transgression, mais aussi le rêve fragile d'être quelqu'un d'autre, ailleurs, le temps d'une chanson.

Thierry Klifa et ses collaborateurs sont méticuleux sur la texture. Le silence du décor fait ressortir les micro-humiliations : une main sur l'épaule, un regard évité, une remarque vulgaire qui fait l'effet d'une gifle. Les dialogues (coécrits avec Cédric Anger et Jacques Fieschi) privilégient une courtoisie empoisonnée, jusqu'à ce que Pierre-Alain fasse voler en éclats les convenances avec la bravoure d'un artiste de performance, effaçant la distance par le toucher, le bruit et l'indécence. Cette théâtralité peut frôler le caricatural, mais c'est aussi une stratégie. Forçant des portes littérales et sociales qui devraient rester fermées le film suit astucieusement comment cette tactique fonctionne jusqu'à ce qu'elle échoue. En d'autres termes, la comédie est un moyen de domination et de dépendance.

Si l'œuvre finit par donner l'impression d'être proche de la successio» dans son élan brillant, elle résiste au climax habituel du genre, à savoir la juste punition. Le fil conducteur politique de Thierry Klifa – ces héritages obscurs de la guerre, cet antisémitisme ordinaire ancré dans la dynastie – court sous la romance du contrôle comme un fil électrique, mais il refuse de faire la morale, préférant le registre froid des conséquences. À la fin, le langage juridique a fait son œuvre, la presse s'est régalée et la maisonnée s'est réorganisée ; il ne reste qu'une femme sur une plage, accompagnée, affaiblie, étrangement sereine, comme si la tempête avait clarifié une vérité qu'elle peut enfin accepter. Isabelle Huppert incarne ce silence final sans demander de pitié, honorant ainsi l'objectif déclaré du réalisateur : pas de pathos, pas d'absolution, juste les résidus humains – la complicité, la consolation, un peu de paix.

La Femme la plus riche du monde est moins une critique qu'une radiographie. Il est compact là où il aurait pu s'étendre, élégant là où il aurait pu se moquer, et ancré par une protagoniste qui comprend que le mystère, et non la révélation, est la monnaie du pouvoir. Thierry Klifa fait confiance aux gros plans pour faire le travail moral, Hichame Alaouïé éclaire la richesse comme un secret plutôt que comme un spectacle, Eve Martin et le duo de costumiers Jürgen Doering et Laure Villemer font parler l'environnement et la garde-robe en code, et la note musicale gracieuse d'Alex Beaupain donne au film son seul soupir explicite. Les plaisirs ici sont précis : un sourcil levé, une réplique chirurgicale, la lente prise de conscience que dans cette maison, chaque cadeau est une dette, et que chaque dette, tôt ou tard, doit être remboursée.

La Femme la plus riche du Monde
Réalisé par Thierry Klifa
Écrit par Cédric Anger, Jacques Fieschi, Thierry Klifa
Produit par Mathias Rubin
Avec Isabelle Huppert, Laurent Lafitte, Marina Foïs, Raphaël Personnaz, André Marcon, Mathieu Demy, Joseph Olivennes, Micha Lescot, Paul Beaurepaire, Yannick Renier, Anne Brochet, Douglas Grauwels
Directeur de la photographie : Hichame Alaouié
Montage : Chantal Hymans
Musique : Alex Beaupain
Sociétés de production : Recifilms, Versus Production, 7 SOFICA
Distribution : Haut et Court (France)
Dates de sortie : 18 mai 2025 (Festival de Cannes), 29 octobre 2025 (France)
Durée : 123 minutes

Vu le 21 octobre 2025 à à l’UGC Ciné-cité Les Halles, salle 10

Note de Mulder: