Sirāt

Sirāt
Titre original:Sirāt
Réalisateur:Óliver Laxe
Sortie:Cinéma
Durée:115 minutes
Date:10 septembre 2025
Note:
Au cœur des montagnes du sud du Maroc, Luis, accompagné de son fils Estéban, recherche sa fille aînée qui a disparu. Ils rallient un groupe de ravers en route vers une énième fête dans les profondeurs du désert. Ils s’enfoncent dans l’immensité brûlante d’un miroir de sable qui les confronte à leurs propres limites.

Critique de Mulder

Sirāt réalisé par Óliver Laxe, est l'une de ces rares œuvres cinématographiques qui résistent à toute définition facile, un film qui respire moins à travers un récit conventionnel qu'à travers l'atmosphère, le son et la puissance de ses images. Le titre lui-même donne le ton : dans l'eschatologie islamique, le Sirāt est le pont périlleux entre le paradis et l'enfer, plus fin qu'un cheveu et plus tranchant que n'importe quelle lame, un passage que chaque âme doit tenter de franchir. Laxe embrasse cette idée non pas comme une allégorie lointaine, mais comme une expérience vécue, l'intégrant à chaque étape du voyage. Les premières minutes annoncent déjà cette ambition : des ouvriers assemblent un immense mur de haut-parleurs dans le désert marocain, un peu comme des acolytes érigeant un autel. La rave qui suit, imprégnée de la bande-son implacable de Kangding Ray, devient à la fois un rituel extatique et un seuil inquiétant. Il est clair dès le début que le film ne cherche pas tant à trouver des réponses qu'à nous plonger dans un état liminal où la foi, le chagrin et les séductions de l'oubli s'entremêlent.

Au cœur émotionnel du film se trouvent Luis, interprété avec une gravité brute par Sergi López, et son jeune fils Esteban, incarné avec un naturel désarmant par Bruno Núñez Arjona. Leur quête est d'une simplicité trompeuse : retrouver Mar, la fille et la sœur disparue, qui se trouve peut-être parmi la foule anonyme qui se déchaîne sous les lumières stroboscopiques. Le contraste est brutal : ce père et ce fils, fragiles et accablés de chagrin, errant dans un environnement alimenté par la transe et l'ivresse. Lorsque la rave est interrompue par l'armée et que des rumeurs d'une guerre mondiale imminente crépitent à travers des émissions de radio fragmentées, la décision de Luis de suivre un convoi de ravers vers le sud transforme l'histoire en quelque chose qui s'apparente davantage à un road movie mythique. Le chagrin du père se transforme en obsession, chaque kilomètre entraînant Esteban dans une descente à la fois physique et spirituelle, une traversée où le Sirāt n'est plus une métaphore, mais la route elle-même.

Le groupe auquel ils se joignent – un collectif de ravers interprétés non pas par des acteurs, mais par des nomades de cette sous-culture, dont Jade Oukid, Tonin Janvier, Stefania Gadda, Joshua Liam Henderson et Richard Bellamy – apporte à l'écran une authenticité saisissante. Leur présence est brute, vivante et tout à fait convaincante. Ce qui aurait pu être des caricatures de l'hédonisme devient au contraire une mosaïque de résilience, d'excentricité et de tendresse inattendue. Leur solidarité dans de petits épisodes presque comiques – comme lorsqu'ils se mobilisent pour s'occuper de Pipa, la chienne d'Esteban, après qu'elle soit tombée malade pour avoir ingéré des déchets contenant de la drogue – a autant d'importance que les moments de danger plus importants. Laxe ne les idéalise pas, mais il leur accorde leur dignité, les présentant comme des vagabonds qui trouvent une communauté éphémère dans le rythme de la musique et la routine de la route. Leur rôle accentue le contraste entre les familles choisies forgées au cours du voyage et les liens du sang brisés qui poussent Luis à aller de l'avant avec une détermination quasi autodestructrice.

Visuellement, Sirāt est tout simplement hypnotique. Mauro Herce, collaborateur de longue date de Laxe, filme le désert marocain en 16 mm, capturant des paysages qui semblent à la fois éternels et hostiles. Le désert n'est pas une toile de fond, c'est un adversaire, un miroir et un juge silencieux. Les plans larges réduisent le convoi à de fragiles points traversant le vide, les phares brillant dans la nuit comme des braises mourantes sur une toile noire infinie. Les séquences périlleuses le long des routes de montagne en ruine évoquent la tension angoissante de Le Salaire de la peur de Clouzot et de Sorcier de Friedkin, mais ici, la terreur revêt une dimension spirituelle : un faux pas et l'abîme engloutit tout. C'est la visualisation parfaite du pont Sirāt, non pas comme un mythe céleste, mais comme une épreuve vécue, où chaque pas est un acte de foi en équilibre précaire au bord du désespoir. Le désert devient le grand égalisateur du cinéma, dépouillant les illusions jusqu'à ce qu'il ne reste plus que la survie, le chagrin et des éclats fugaces d'extase.

Le son, cependant, est la véritable arme du film. La musique martelante de Kangding Ray et la conception sonore méticuleuse de Laia Casanovas créent une expérience auditive à la fois séduisante et suffocante. La basse entraîne le public dans une complicité hypnotique, nos corps se balançant inconsciemment alors même que nos yeux se détournent des images d'épuisement, de violence et de mort. C'est une dissonance dérangeante que Laxe manie avec intention, nous forçant à affronter la façon dont la beauté, la terreur et la séduction coexistent souvent sur la même fréquence. Le dernier acte du film, qui fait exploser à la fois le récit et la forme, est un crescendo bouleversant qui a laissé le public de Cannes sans voix. Sans en révéler les détails, il suffit de dire que la fin efface toute certitude, nous laissant suspendus sur le pont entre le salut et la ruine. Peu de films récents ont osé laisser les spectateurs aussi troublés et pourtant exaltés par la force brute de leur vision.

L'âme du film réside en grande partie dans les performances des acteurs. Sergi López incarne Luis avec un désespoir tranquille, un homme vidé par le chagrin mais incapable de renoncer à ses recherches, même s'il soupçonne que sa fille ne souhaite peut-être pas être retrouvée. Sa lassitude est palpable, chacun de ses gestes est un mélange de résignation et de détermination obstinée. Face à lui, Esteban, interprété par Bruno Núñez Arjona, est déchirant, cet enfant contraint de naviguer dans le désespoir d'un adulte, s'accrochant à des moments d'innocence tout en absorbant progressivement la brutalité du monde. Leur lien est tendre, parfois insupportable, et contraste fortement avec la chaleur et la vitalité des ravers, qui incarnent un espoir étrange et précaire. Cette dynamique renforce l'un des thèmes centraux du film : les familles dont nous héritons, fracturées et non résolues, par opposition à celles que nous construisons dans les décombres du monde.

Au-delà de ses personnages et de son esthétique, Sirāt résonne comme un miroir de notre époque fracturée. Les faibles échos de la guerre, les répressions militaires, l'exode nomade à travers un terrain hostile, tout cela fait écho à un monde où les crises brouillent les frontières et où la survie semble provisoire. Certains l'ont qualifié de film le plus politique de Laxe, bien qu'il s'exprime moins par des slogans que par une allégorie vécue. La danse des ravers, leur abandon extatique, devient une forme de résistance, un rituel séculier qui défie l'effondrement. Pourtant, le film résiste aux conclusions romantiques : l'extase vacille, le rythme ne peut durer éternellement et l'abîme revient toujours. Ce refus de la résolution est peut-être l'aspect le plus honnête de Sirāt : le pont entre le paradis et l'enfer n'est pas ailleurs, mais ici, et la plupart d'entre nous le traversons déjà quotidiennement, souvent sans nous rendre compte à quel point il est fragile.

Sirāt est une expérience audacieuse, déconcertante et inoubliable. Il n'est pas conçu pour être confortable, ni pour plaire au sens conventionnel du terme. Il exige de la patience, de l'ouverture d'esprit et la volonté de s'aventurer dans l'obscurité sans avoir la certitude de trouver la lumière de l'autre côté. Mais pour ceux qui s'y abandonnent, la récompense est une sensation rare, celle du cinéma comme épreuve, comme rituel, comme beauté dangereuse. À la sortie de la projection à Cannes, on pouvait entendre les spectateurs confesser à la fois leur haine et leur admiration, un paradoxe qui résume bien l'essence même de la réussite de Laxe. Peu de films contemporains ont le courage de nous faire sentir complices, de nous impliquer dans le rythme de la destruction et de la transcendance. Ne serait-ce que pour cette raison, Sirāt mérite d'être vu, discuté et mémorisé.

Sirāt
Réalisé par Óliver Laxe
Écrit par Santiago Fillol, Óliver Laxe
Produit par Domingo Corral, Óliver Laxe, Xavi Font, Pedro Almodóvar, Agustín Almodóvar, Esther García, Oriol Maymó, Mani Mortazavi, Andrea Queralt
Avec Sergi López, Bruno Núñez Arjona, Richard Bellamy, Stefania Gadda, Joshua Liam Henderson, Tonin Janvier, Jade Oukid
Photographie : Mauro Herce
Montage : Cristóbal Fernández
Musique : Kangding Ray
Sociétés de production : Los Desertores Films AIE, Telefónica Audiovisual Digital, Filmes Da Ermida, El Deseo, Uri Films, 4A4 Productions
Distribution : Pyramide Films (France)
Dates de sortie : 15 mai 2025 (Cannes), 10 septembre 2025 (France)
Durée : 115 minutes

Vu le 1 juillet 2025 au Forum des Images 

Note de Mulder: