Titre original: | Orwell : 2 + 2 = 5 |
Réalisateur: | Raoul Peck |
Sortie: | Apple TV+ |
Durée: | 119 minutes |
Date: | Non communiquée |
Note: |
Avec Orwell : 2+2=5, Raoul Peck livre un film-essai dense, fougueux et résolument politique qui trouve autant d'urgence dans les dernières années de George Orwell que dans l'état fragile de notre monde contemporain. Il ne s'agit pas d'une biographie au sens traditionnel du terme, ni d'une simple adaptation littéraire. Raoul Peck, le cinéaste haïtien surtout connu pour I Am Not Your Negro, aborde les mots d'Orwell comme des instruments vivants, les appliquant directement aux convulsions de notre époque. Le résultat est une œuvre qui alterne entre retenue et explosion, commençant par une méditation tranquille sur une île écossaise balayée par le vent avant de plonger tête baissée dans un barrage d'images, de slogans et de révélations d'archives qui nous rappellent à quel point la fiction et la réalité se sont dangereusement rapprochées.
Les premières scènes du film sont d'un calme trompeur. Sur des images aériennes du Jura, où Orwell s'était retiré à la fin des années 1940 pour terminer 1984 tout en luttant contre la tuberculose, nous entendons l'acteur Damian Lewis lire les lettres et les essais de l'auteur. Ces mots, à la fois intimes et prophétiques, flottent à l'écran avec un calme méditatif, nous invitant presque à la réflexion. Pourtant, Raoul Peck ne se contente jamais de la seule contemplation. Au fur et à mesure que la narration se poursuit, il commence à intégrer des adaptations cinématographiques de 1984, des images d'actualités et des images de soulèvements et de répressions autoritaires dans des pays comme le Myanmar, l'Ukraine, la Russie et les Philippines. L'effet est immédiat : les avertissements d'Orwell sur le mensonge organisé et l'effacement de la vérité objective n'appartiennent pas au passé. Ils font les gros titres d'aujourd'hui, les cauchemars d'aujourd'hui.
Inévitablement, Raoul Peck aborde la politique américaine. Il le fait avec une montée en puissance prudente, évitant la tentation d'une polémique facile pendant près d'une demi-heure avant de dévoiler les images du 6 janvier 2021 : la potence pour Mike Pence, le chaos à l'intérieur du Capitole et la juxtaposition effrayante de Donald Trump décrivant l'insurrection comme « l'amour dans l'air ». C'est l'un des coups les plus audacieux de Raoul Peck, qui efface la frontière entre la rhétorique de Big Brother et le langage des hommes forts populistes. Mais ce qui rend ce moment si marquant, ce n'est pas seulement le choc de la reconnaissance, mais le sentiment que la phrase d'Orwell « L'ignorance est une force » est devenue plus qu'un slogan : elle est devenue une stratégie. En plaçant Trump dans la matrice d'Orwell, Raoul Peck ne se contente pas de souligner l'évidence. Il met en évidence l'efficacité inquiétante avec laquelle les mensonges ont été utilisés comme armes politiques.
Comme tous les films de Raoul Peck, celui-ci est une œuvre tentaculaire. Le réalisateur refuse de se limiter à un seul thème. Il aborde l'hypocrisie de la guerre en Irak, la complicité de milliardaires tels que Jeff Bezos, Charles Koch et Elon Musk, la montée de la rhétorique anti-immigrés à travers l'Europe, et même la menace imminente de l'intelligence artificielle en tant que nouvelle frontière de la surveillance. Par moments, l'abondance même du matériel menace de submerger le spectateur. Le rythme peut sembler implacable, presque comme une surcharge d'informations. Mais cette implacabilité cache une méthode délibérée. Raoul Peck fait écho à la crainte d'Orwell lui-même : que le barrage constant de vérités déformées et d'euphémismes (« opérations de maintien de la paix », « dommages collatéraux », « clandestins ») érode notre capacité à distinguer la réalité de la fiction. Regarder le film donne moins l'impression d'assister à une conférence que d'être emporté par un courant qui refuse de vous laisser immobile.
Pourtant, Raoul Peck ne perd pas de vue l'homme Orwell. Le documentaire revient, avec une tendresse presque douloureuse, sur les dernières années fragiles de l'auteur. Nous voyons Orwell, veuf, élever son fils à Jura, crachant du sang dans un mouchoir, mais continuant à griffonner le roman qui lui survivra. Ces passages, soulignés par la narration triste mais résolue de Lewis, nous rappellent qu'Orwell n'était pas seulement un prophète, mais un être humain façonné par des contradictions. Il était à la fois un produit du système colonial et l'un de ses critiques les plus éloquents. Il a admis, avec une honnêteté cinglante, que son passage en tant qu'officier colonial en Birmanie l'avait rendu complice du despotisme. De cette complicité est née sa méfiance permanente envers le pouvoir, sa conviction que le langage lui-même pouvait être corrompu et devenir une arme. Raoul Peck s'attarde sur ces moments non pas pour canoniser Orwell, mais pour souligner le prix à payer pour avoir été témoin.
Ce qui rend Orwell : 2+2=5 particulièrement troublant, c'est son insistance sur le fait que nous ne sommes plus face à un avertissement lointain, mais à un miroir. Lorsque Orwell a écrit 1984, il craignait un monde dans lequel l'histoire pourrait être réécrite, où « 2+2=5 » pourrait être cru si une force suffisante était exercée. Raoul Peck démontre, parfois avec une franchise terrifiante, que ce monde est déjà là. Les parallèles avec les deepfakes générés par l'IA, les conglomérats médiatiques qui filtrent notre discours, les dirigeants qui exploitent la peur des étrangers, sont si précis que le documentaire commence à ressembler moins à une analyse qu'à un diagnostic. On se souvient de la confession de Milan Kundera, incluse dans le film, qui avouait avoir autrefois rejeté Orwell pour son côté trop pédagogique, jusqu'à ce que le temps prouve à quel point la vision d'Orwell était juste.
Il y a certes des défauts. Certains spectateurs trouveront que Raoul Peck va trop loin, que son ton est trop insistant. Par moments, la subtilité cède la place à la provocation, comme dans la séquence où l'antisémitisme contemporain est réduit à un slogan brut affiché à l'écran. Ce sont là des exemples où le film risque de tomber dans la simplification contre laquelle Orwell lui-même mettait en garde. Et pourtant, même dans ses faux pas, Orwell : 2+2=5 vibre d'urgence. Raoul Peck se soucie moins de la précision scientifique que de secouer son public, nous forçant à nous confronter à ce que signifie vivre à une époque où la vérité elle-même est assiégée.
Au final, le film parle moins d'Orwell que de nous. Il nous demande comment nous réagissons face à l'autoritarisme lorsqu'il ne se manifeste plus par des bottes militaires, mais par des algorithmes et des phrases chocs. Il nous demande si, à une époque où les faits peuvent être effacés d'un simple clic, les citoyens ordinaires peuvent encore résister. Orwell a écrit un jour que « l'opinion selon laquelle l'art ne devrait avoir rien à voir avec la politique est en soi une attitude politique ». Raoul Peck prend cette maxime à cœur, créant une œuvre ouvertement politique mais qui n'oublie jamais les enjeux moraux. Lorsque la narration de Lewis se termine par la conviction d'Orwell que « les gens ordinaires n'ont jamais renoncé à leur code moral », cette phrase ressemble moins à une consolation qu'à un défi.
Orwell : 2+2=5 n'atteint peut-être pas la brillance cristalline de I Am Not Your Negro, mais il s'agit d'une œuvre cinématographique politique essentielle et galvanisante. À la fois rappel et provocation, il insiste sur le fait que les avertissements d'Orwell n'ont jamais été destinés à rester tranquillement sur une étagère dans une salle de classe. Ils étaient destinés à être entendus, débattus et, surtout, mis en pratique. Dans le contexte actuel, le film de Raoul Peck ne semble pas seulement pertinent, il semble nécessaire.
Orwell : 2+2=5
Réalisé par Raoul Peck
Produit par Alex Gibney, Blair Foster, Tamara Rosenberg, Nick Shumaker
Musique d'Alexeï Aïgui
Photographie : Benjamin Bloodwell, Stuart Luck, Julian Schwanitz
Montage : Alexandra Strauss
Sociétés de production : Closer Media, Anonymous Content, Jigsaw Productions
Distribution : NEON (États-Unis)
Date de sortie : 3 octobre 2025 (États-Unis)
Durée : 119 minutes
Vu le 11 septembre 2025 au Centre international de Deauville
Note de Mulder: