Eleanor the great

Eleanor the great
Titre original:Eleanor the great
Réalisateur:Scarlett Johansson
Sortie:Cinéma
Durée:98 minutes
Date:19 novembre 2025
Note:
Eleanor Morgenstein, 94 ans, tente de reconstruire sa vie après la mort de sa meilleure amie. Elle retourne à New York après avoir vécu en Floride pendant des décennies.

Critique de Mulder

Eleanor the Great, avec Scarlett Johansson, est l'un des films les plus curieux de l'année, non seulement parce qu'il marque les débuts en tant que réalisatrice de l'une des stars les plus reconnaissables d'Hollywood, mais aussi parce qu'il ose explorer un terrain à la fois tendre et profondément controversé. À première vue, il s'agit d'un petit film, intime et concentré, mais qui cache en réalité un enchevêtrement complexe de chagrin, de souvenirs, d'identité et de tromperie. Au cœur de tout cela se trouve June Squibb, âgée de 95 ans, une actrice qui vit ce que beaucoup ont joyeusement surnommé la « Squibbaissance ». Après avoir volé la vedette dans Thelma, Squibb trouve en Eleanor un rôle qui met en valeur son esprit, son mordant et son incroyable capacité à dissimuler sa vulnérabilité sous un humour acerbe. En la regardant à l'écran, on ne peut s'empêcher de penser que cet épanouissement tardif dans sa carrière est une justice cinématographique enfin rendue à une femme qui a passé des décennies à attendre dans les coulisses.

Le film nous présente Eleanor Morgenstein, une veuve effrontée et au verbe acéré qui a passé ses années de retraite en Floride avec sa meilleure amie inséparable, Bessie (jouée avec une retenue remarquable et une gravité tranquille par Rita Zohar). Leur vie commune, capturée dans de délicates séquences d'ouverture cadrées par la caméra sensible d'Hélène Louvart, est pleine de chaleur et d'intimité banale : courses à l'épicerie, commérages, dîners de shabbat. Mais lorsque Bessie meurt soudainement, le monde d'Eleanor s'écroule. Elle déracine et retourne à New York pour vivre avec sa fille Lisa (Jessica Hecht) et son petit-fils Max (Will Price), qui ne semblent ni avoir le temps ni la patience de la faire se sentir moins seule. C'est là, au milieu du chaos d'un divorce à la quarantaine et d'une jeunesse distraite, que la solitude d'Eleanor commence à tracer de nouvelles voies dangereuses, mais fascinantes.

Le thème central du film émerge presque par hasard, dans un moment qui peut être interprété comme comique ou tragique selon le point de vue de chacun. Poussée par Lisa à participer aux activités d'un centre communautaire juif, Eleanor se retrouve par erreur dans un groupe de soutien pour les survivants de l'Holocauste. Plutôt que de s'excuser, elle commence à raconter les histoires de Bessie comme si elles étaient les siennes. Ce qui commence comme un petit mensonge destiné à éviter l'embarras se transforme rapidement en une identité pleinement assumée, et Eleanor se retrouve bientôt au centre de l'attention d'une jeune étudiante en journalisme nommée Nina (Erin Kellyman). Nina, qui pleure la mort récente de sa mère juive et qui est déconnectée de son père émotionnellement distant (Chiwetel Ejiofor), voit en Eleanor une figure d'inspiration et de résilience. Leur lien se renforce, illustré par des montages d'amitié intergénérationnelle (visites de musées, dîners pizza, manucures), mais l'ombre du mensonge d'Eleanor plane toujours, laissant présager un effondrement inévitable.

Ce qui frappe dans le film de Scarlett Johansson, c'est la façon dont il nous invite à sympathiser avec Eleanor sans pour autant cautionner ses choix. June Squibb ne joue pas le rôle d'une grand-mère sainte ou d'une caricature de vieille espiègle, mais celui d'une femme à la fois adorable et exaspérante, capable d'un humour dévastateur à un moment donné et d'un égoïsme profond l'instant d'après. Une séquence au début du film, où elle humilie un employé de supermarché à cause de cornichons « incorrects », est à la fois hilarante et dérangeante ; elle la présente comme une personnalité écrasante, quelqu'un qui aime contrôler, mais elle laisse également présager le mal qu'elle peut causer lorsqu'elle utilise à mauvais escient cette énergie obstinée. En ce sens, le choix de Scarlett Johansson pour incarner Squibb est presque un coup de maître : le public pardonne beaucoup plus à Eleanor qu'il ne le ferait à une autre actrice, précisément parce que Squibb insuffle à ses défauts une telle humanité.

Mais c'est dans ce pardon que le film devient le plus compliqué. Raconter des histoires sur l'Holocauste sans les avoir vécues n'est pas une mince affaire, et le scénario de Tory Kamen ne démêle jamais complètement le nœud éthique des actions d'Eleanor. Au lieu de cela, il tourne autour de questions de propriété de la mémoire : Eleanor vole-t-elle vraiment l'expérience de Bessie, ou la préserve-t-elle de la seule manière qu'elle connaisse, en l'incarnant ? Ce paradoxe rend le film à la fois inconfortable et étrangement captivant. Dans le monde actuel, où les débats sur la vérité, l'appropriation et la mémoire historique sont plus animés que jamais, Eleanor the Great ne peut s'empêcher d'avoir une connotation politique, même s'il tente de rester intemporel. Le fait que Scarlett Johansson ait choisi de faire jouer de véritables survivants de l'Holocauste dans les scènes de groupe ne fait qu'accentuer cette tension, ancrant le film dans l'authenticité tout en risquant d'être accusé d'exploitation.

Techniquement, la mise en scène de Scarlett Johansson est sobre, presque respectueuse. Contrairement à d'autres acteurs devenus réalisateurs qui se livrent à des fioritures stylistiques, elle s'inspire de l'école de l'invisibilité de Ron Howard, cadrant le récit comme une vitrine pour les performances plutôt que pour sa propre empreinte d'auteur. Cette humilité joue en sa faveur ; elle laisse ses acteurs dominer l'écran. Erin Kellyman brille dans le rôle de Nina, rayonnant à la fois de vulnérabilité et de curiosité, tandis que Chiwetel Ejiofor apporte une profondeur tranquille à un père paralysé par son propre chagrin. Pourtant, la prudence de Scarlett Johansson est aussi une limite : le film semble souvent visuellement plat, son esthétique télévisuelle minimisant le poids de ses thèmes. Parfois, on souhaiterait des choix plus audacieux qui auraient pu correspondre à l'audace du postulat de départ.

Et pourtant, malgré ces défauts, le film émeut. Il émeut parce que le chagrin est universel, parce que les amitiés intergénérationnelles ont toujours quelque chose d'extraordinaire, et parce que June Squibb est, tout simplement, une merveille. Les scènes entre Squibb et Kellyman sont particulièrement tendres, révélant non seulement un mentorat grand-maternel, mais aussi un véritable échange d'affection qui transcende l'âge. Leurs rires autour d'une pizza, leurs discussions franches sur le sexe et la foi, leur recherche mutuelle d'appartenance : ce sont ces moments qui donnent vie au film. Le fait qu'ils reposent sur un mensonge les rend d'autant plus doux-amers, nous rappelant à quel point les liens de confiance peuvent être fragiles et à quel point nous aspirons tous désespérément à créer des liens.

Au moment où le film atteint son apogée – la supercherie d'Eleanor est sur le point d'être dévoilée, Nina et Roger se rapprochent de la vérité –, il est clair que Eleanor the Great traite moins des mécanismes du mensonge que du besoin émotionnel qui l'a fait naître. Scarlett Johansson ne prononce pas de condamnation morale radicale, mais elle n'absout pas non plus son personnage principal. Au contraire, elle nous laisse dans un espace inconfortable, entre empathie et jugement, un espace où le cinéma semble souvent le plus vivant. Il s'agit certes d'un premier film marqué par un certain déséquilibre tonal, mais aussi par du cœur, de l'humour et le genre de risques qui révèlent un cinéaste prêt à affronter le malaise plutôt qu'à l'esquiver.

Eleanor the Great est un film défini par ses contradictions. Il est sentimental mais audacieux, prévisible mais dérangeant, tendre mais troublant. Ce n'est peut-être pas un chef-d'œuvre, et il peut vaciller sous le poids de son postulat, mais il nous offre June Squibb au sommet de son art et Scarlett Johansson qui endosse avec une humilité surprenante le rôle de réalisatrice. Malgré ses inégalités, il reste en mémoire, car il nous interroge sur qui détient le droit au deuil, qui a le droit de raconter les histoires du passé et ce que signifie la recherche de compagnie au crépuscule de la vie. Et si ses réponses sont confuses, c'est peut-être là le but recherché : le deuil, comme le cinéma, est rarement ordonné.

Eleanor the great
Réalisé par Scarlett Johansson
Écrit par Tory Kamen
Produit par Scarlett Johansson, Jessamine Burgum, Charlotte Dauphin, Kara Durrett, Keenan Flynn, Jonathan Lia, Celine Rattray, Trudie Styler
Avec June Squibb, Chiwetel Ejiofor, Jessica Hecht, Erin Kellyman
Directrice de la photographie : Hélène Louvart
Montage : Harry Jierjian
Musique : Dustin O'Halloran
Sociétés de production : Maven Screen Media, Dauphin Studio, These Pictures, Pinky Promise, Wayfarer Studios, Content Engineers, MacPac
Distribution : Sony Pictures Classics (États-Unis et Canada), TriStar Pictures (international)
Dates de sortie : 20 mai 2025 (Cannes), 26 septembre 2025 (États-Unis), 19 novembre 2025 (France)
Durée : 98 minutes

Vu le 7 septembre 2025 au Centre international de Deauville

Note de Mulder: