Titre original: | Alpha |
Réalisateur: | Julia Ducournau |
Sortie: | Cinéma |
Durée: | 128 minutes |
Date: | 20 août 2025 |
Note: |
Dans Alpha, troisième long métrage de la réalisatrice française Julia Ducournau, qui avait déjà électrisé le festival de Cannes avec son film choc Titane, l'ambition audacieuse de l'artiste s'effondre malheureusement sous le poids de ses propres excès esthétiques et de ses thèmes trop ambitieux. D'une durée d'un peu plus de deux heures, mais qui semble beaucoup plus longue, Alpha est une expérience épuisante, une parabole surchargée et sous-développée qui substitue l'ambiance au sens et le style au fond. Si le casting, mené par le trio impressionnant composé de Mélissa Boros, Golshifteh Farahani et Tahar Rahim, livre des performances convaincantes qui élèvent parfois le niveau du film, le rythme glacial, la narration répétitive et l'inertie émotionnelle laissent les spectateurs échoués dans un monde allégorique qui ne trouve pas d'écho. Le résultat est un film techniquement remarquable et intellectuellement riche en potentiel, mais dramatiquement inerte et spirituellement vide.
Le récit central tourne autour de Mélissa Boros dans le rôle d'Alpha, une jeune fille de treize ans qui se réveille après une fête et découvre un A grossièrement tatoué sur son bras, infligé sans son consentement à l'aide d'une aiguille vraisemblablement contaminée. Cette image aurait dû suffire à planter le décor d'une descente viscérale et centrée sur les personnages dans l'horreur, surtout compte tenu du talent de Julia Ducournau pour les transformations corporelles et les bouleversements psychologiques. Pourtant, Alpha utilise cet acte provocateur non pas pour se lancer dans un règlement de comptes personnel, mais pour sombrer dans une méditation pesante sur un virus fictif clairement destiné à refléter l'épidémie de sida des années 1980. La maladie transforme ses victimes en statues, leur peau se calcifiant en marbre blanc, leurs articulations se brisant, leurs corps s'effritant en poussière. Une métaphore visuellement saisissante, certes, mais qu'Alpha recycle à l'infini – et de manière si superficielle – qu'elle perd rapidement de son impact, devenant un gadget froid et abstrait au lieu d'une révélation émotionnelle ou politique.
Les idées ne manquent pas dans Alpha – il y en a même beaucoup trop, chacune se disputant l'attention du spectateur, mais aucune n'est pleinement exploitée. Le film tente d'être à la fois une histoire mère-fille, une chronique métaphorique de la maladie et de la honte sociale, un conte initiatique et un requiem poétique pour une génération perdue à cause d'un traumatisme. Le scénario, coécrit par Julia Ducournau, vacille entre les époques avec peu de discipline structurelle ou de clarté narrative, introduisant des flashbacks sans avertissement et superposant les rêves aux souvenirs d'une manière qui semble plus obscurcir qu'enrichir le récit. Le monteur Jean-Christophe Bouzy, collaborateur régulier de Ducournau, semble dépassé par la densité de la chronologie fragmentée du film, ce qui donne un rythme narratif non seulement lent, mais léthargique, avançant péniblement d'une scène à l'autre comme s'il traînait une statue de marbre derrière lui. Le rythme ne parvient pas à créer de suspense, de tension émotionnelle, ni même de curiosité ; dans la seconde moitié du film, la répétition des motifs et des métaphores commence à ressembler à une auto-parodie.
Pourtant, au milieu de ce fouillis conceptuel, les acteurs font tout leur possible pour ancrer le film dans la réalité. Mélissa Boros, qui se révèle dans ce rôle, apporte une présence envoûtante à Alpha : ses expressions oscillent entre l'adolescence blessée et la rébellion naissante, et elle possède une capacité étonnante à paraître à la fois endurcie et vulnérable, souvent dans le même plan. Sa présence physique Golshifteh Farahani, qui incarne la mère surmenée d'Alpha, imprègne son personnage d'une intensité féroce, capturant la panique d'une mère dont l'amour est utilisé comme une arme par un monde qu'elle ne comprend plus. Sa relation avec Amin, le frère perdu depuis longtemps et héroïnomane incarné par Tahar Rahim, dont l'arrivée ravive les blessures familiales, offre des éclairs de pathos authentique. Tahar Rahim, méconnaissable dans son apparence émaciée, livre la performance la plus engagée du film, exprimant le désespoir, le regret et une tendresse instable qui rend son personnage fascinant même lorsque le scénario le laisse tomber.
C'est dans son indécision quant au ton et dans son incapacité à susciter l'émotion qu'Alpha pèche le plus. La métaphore du virus comme substitut du sida est lourde et manque de la spécificité morale qui lui donnerait du poids. L'allégorie est annoncée dès les premières scènes – aiguilles sales, patients ostracisés, vent rouge balayant la ville – et pourtant, le film évite de s'engager auprès des communautés les plus touchées par l'épidémie de sida. Le seul personnage queer, un enseignant qui cache son homosexualité, est dépeint avec un tel manque d'autonomie qu'il semble avoir été ajouté après coup. Il en résulte un film qui s'approprie la souffrance sans vraiment l'examiner. Contrairement à Raw ou Titane, où la transgression révélait des vérités émotionnelles brutes, Alpha est trop enfermé dans sa logique symbolique pour jamais paraître authentique. La transformation en marbre, bien que visuellement élégante, ne transcende jamais ses limites métaphoriques ; elle est triste mais pas émouvante, esthétisée mais pas touchante.
Techniquement, Alpha est ambitieux mais inégal. La photographie de Ruben Impens baigne le film dans une palette désaturée de bruns, de gris et de bleus inquiétants qui accentuent les intérieurs hospitaliers et les espaces publics en décomposition, mais qui ternissent également l'écran au point d'en rendre l'image monotone. L'utilisation répétée de morceaux de musique, de Nick Cave à Portishead en passant par Beethoven, est emblématique de la dépendance excessive du film à des éléments extérieurs pour créer une atmosphère et donner de la profondeur, ce qui donne des scènes qui ressemblent davantage à des clips musicaux qu'à une progression narrative. Les effets visuels sont impressionnants par moments, en particulier les victimes marbrées, dont la lente dégradation a une élégance envoûtante et étrange, mais même ceux-ci finissent par perdre de leur éclat en raison de leur utilisation excessive et de l'absence d'intensification. Lorsque le troisième ou quatrième corps se désagrège en poussière, l'impact n'est plus poétique, mais prévisible.
Il y a quelques moments où l'on peut entrevoir la cinéaste Julia Ducournau qu'elle était autrefois : une scène où Alpha saigne dans une piscine tandis que ses camarades de classe s'enfuient avec dégoût ; une séquence onirique dans un club punk rendue avec une énergie vertigineuse et kaléidoscopique ; un flashback où Alpha trace les cicatrices laissées par les aiguilles de son oncle avec un marqueur, comme si elle créait des constellations. Ces images sont à la fois puissantes et dérangeantes, évoquant la peur physique et la terreur existentielle qui caractérisaient les premières œuvres de Ducournau. Mais elles constituent des exceptions dans un film qui, sinon, semble enlisé dans son propre détachement esthétique. Alpha est curieusement exsangue malgré tout le sang qui coule, étrangement creux malgré son chagrin. Il cherche à susciter des émotions dignes d'un opéra, mais tombe dans la monotonie, un film composé de chants funèbres alors qu'il aurait eu besoin d'un cri.
Alpha est un raté, un film aux intentions louables et à la technique remarquable, mais qui oublie que la métaphore n'a de puissance que lorsqu'elle est ancrée dans la réalité. Julia Ducournau reste un talent singulier, et sa volonté de prendre des risques est louable. Mais Alpha est l'équivalent cinématographique d'une esquisse grossière prise pour une fresque murale, trop vague dans son récit, trop lente dans son rythme et trop éprise de sa propre gravité pour toucher son public. Malgré la richesse des performances, il manque d'élan, de cohérence et de cœur. Une note de 2/5 peut sembler sévère, mais comparé à l’excellent Grave et à l'audace démente de Titane, Alpha n'est pas seulement à la traîne, il tombe en poussière.
Alpha
Écrit et réalisé par Julia Ducournau
Produit par Jean des Forêts, Amelie Jacqu, Éric Altmayer, Nicolas Altmayer
Avec Tahar Rahim, Golshifteh Farahani, Mélissa Boros, Emma Mackey, Finnegan Oldfield, Louai El Amrousy
Directeur de la photographie : Ruben Impens
Montage : Jean-Christophe Bouzy
Musique : Jim Williams
Sociétés de production : Petit Film, Mandarin & Compagnie, France 3 Cinéma, Frakas Productions
Distribution : Diaphana Distribution (France), Neon (United States)
Dates de sortie : 19 mai 2025 (Cannes), 20 août 2025 (France)
Durée : 128 minutes
Vu le 26 juin 2025 au Pathé Palace, salle 1 place P15
Note de Mulder: