Titre original: | Sinners |
Réalisateur: | Ryan Coogler |
Sortie: | Cinéma |
Durée: | 138 minutes |
Date: | 16 avril 2025 |
Note: |
Dans Sinners réalisé par Ryan Coogler, le cinéma ne se contente pas de prendre vie, il s'élève. Ce qui commence comme un portrait lent et riche en atmosphère du Mississippi des années 1930 s'épanouit en une mosaïque de genres fascinante, un rêve fiévreux imprégné de blues où l'horreur, la comédie musicale et l'épopée socio-historique ne coexistent pas seulement, mais dansent, saignent et brûlent ensemble. En regardant ce film, on ne peut s'empêcher de sentir le pouls d'un réalisateur totalement libéré des contraintes du cinéma commercial, libre de créer quelque chose d'aussi chaotique et beau que la région qu'il dépeint. C'est une œuvre d'une ferveur créative débridée, pleine de contradictions : enracinée dans la terre et le coton, mais aussi transcendante, sensuelle mais spirituelle, imprégnée d'hommages au genre tout en restant farouchement originale. Les fantômes du cinéma américain hantent chaque image, de Ganja & Hess et The Shining à Phantom of the Paradise et From Dusk Till Dawn, mais Coogler ne se contente pas d'imiter. Il sample, déchiquette et reconstruit avec l'extase d'un bluesman construisant un solo à partir de la douleur générationnelle.
Ce qui frappe presque immédiatement, c'est l'attention portée à la texture : le grattement d'un riff de blues résonnant à travers le bois patiné, l'humidité collante qui plane sur chaque image, l'impression que même la lumière est lourde. Se déroulant à Clarksdale en 1932, Sinners suit le retour de deux frères jumeaux, Smoke et Stack, tous deux interprétés par un Michael B. Jordan fascinant, dans leur ville natale après avoir passé des années à combattre pendant la Première Guerre mondiale et à travailler pour Al Capone. Leur plan est simple mais chargé d'histoire : ils ont apporté de l'alcool, de l'argent et l'ambition d'acheter une scierie délabrée pour la transformer en juke joint, un sanctuaire dédié à la joie, au péché et à l'autodétermination, loin du regard inquisiteur des Blancs. Mais nous sommes dans le Sud, et comme le fait remarquer Smoke avec ironie, Chicago n'est « qu'un Mississippi avec de grands immeubles ». Une réplique qui sonne comme des paroles de blues : amère, lucide et fataliste.
La double performance de Michael B. Jordan est révélatrice : un sommet dans sa carrière qui met en valeur non seulement sa dextérité physique, mais aussi ses nuances émotionnelles. Smoke et Stack ne se distinguent pas par leurs costumes ou leurs prothèses (même si les costumes de Ruth E. Carter renforcent subtilement leurs polarités par le biais des couleurs), mais par leur attitude, leur regard, leur respiration. Stack sourit comme un diable qui cache des secrets ; Smoke observe, surveille, calcule. Les voir partager l'écran, c'est comme observer un duo de jazz en parfait contrepoint. La chorégraphie de la performance – le geste de passer une cigarette de main en main, les souvenirs partagés mêlés de récriminations mutuelles – est fluide, mais ce qui résonne le plus, c'est la quantité de chagrin et de nostalgie que Jordan insuffle dans chaque geste. Un frère veut construire un héritage. L'autre veut le dépasser.
Et puis il y a Sammie, interprété par le nouveau venu Miles Caton dans ce qui ne peut être qualifié que de début générationnel. Surnommé Preacher Boy, c'est un jeune guitariste à l'âme hantée d'un homme trois fois plus âgé que lui. Lorsqu'il monte enfin sur scène dans le juke joint – une scène déjà attendue comme décisive –, le film explose. La performance devient non seulement un moment musical inoubliable, mais aussi un portail métaphysique. Ryan Coogler brise le temps lui-même : des danseurs d'Afrique de l'Ouest apparaissent aux côtés de breakdancers, des rythmes tribaux s'entremêlent à des solos de rock, des platines scratchent sur des gémissements gospel. C'est absurde, audacieux et bouleversant. Cela m'a rappelé ce phénomène rare au cinéma où l'on a l'impression, l'espace d'un instant, que quelque chose de sacré se passe à l'écran. Pensez à la fin de Whiplash ou à la séquence Time dans Interstellar, mais à travers le prisme de l'expression culturelle noire. Le toit est littéralement en feu. Et la caméra, avant de s'élever dans les braises, s'attarde sur l'extase, comme pour dire : voilà à quoi ressemble la liberté, même si elle ne dure qu'une seconde.
Mais Sinners ne se contente pas de s'attarder dans l'extase. L'euphorie de la musique, de la joie noire, fait appel à quelque chose de plus sombre. Les vampires arrivent, non pas avec des crocs à découvert, mais sous la forme de musiciens blancs intrus, menés par le serpent Remmick (Jack O'Connell, tout en charme huileux et en menace silencieuse), qui frappent à la porte du club et demandent poliment à entrer. Ryan Coogler manie la légende des vampires avec une précision chirurgicale : la nécessité d'une invitation devient une métaphore effrayante de l'appropriation culturelle et de l'assimilation. Ce ne sont pas seulement des suceurs de sang, ce sont des suceurs d'âmes, qui pompent le talent, la vitalité et l'identité au nom de l'unité. Ce n'est pas un hasard si leurs morceaux musicaux passent progressivement de ballades irlandaises pittoresques à des interprétations déracinées de la musique noire. Ryan Coogler montre comment les empires sonores sont construits sur des corps.
Une scène m'a particulièrement marquée : celle où Annie, l'ex de Smoke et sorcière hoodoo de la ville, interprétée avec une empathie poignante par Wunmi Mosaku, comprend les règles des vampires. Elle organise un test à l'ail qui est un hommage indéniable au film The Thing de Carpenter, mais ici, il n'y a pas de clin d'œil. L'horreur est élémentaire, primitive. Elle se trouve dans la façon dont les ombres s'allongent dans le juke joint. Dans la façon dont la musique vacille. Dans la façon dont la caméra, qui dansait librement auparavant, se faufile désormais comme si quelque chose nous observait. L'horreur dans Sinners n'est pas seulement surnaturelle, elle est systémique. C'est la peur de savoir que la joie est toujours éphémère, que la sécurité n'est jamais permanente et que le prix à payer pour être noir et libre en Amérique est souvent sa vie, ou pire, son âme.
L'ensemble qui entoure Michael B. Jordan et Miles Caton est impeccable. Delroy Lindo, dans le rôle de Delta Slim, ivre mais magnétique, joue ses scènes comme un homme qui gratte le souvenir lui-même, chaque note imprégnée de bourbon et de regrets. Mary, interprétée par Hailee Steinfeld, et Pearline, incarnée par Jayme Lawson, défient toutes deux les clichés habituels des intérêts amoureux en incarnant des femmes dotées d'une volonté propre, d'une douleur et d'un passé compliqué. Et puis il y a le couple de commerçants chinois, Li Jun Li et Yao, qui soulignent subtilement le thème de la solidarité multiraciale dans un paysage marqué par l'exclusion. Chaque personnage secondaire semble avoir une vie propre, un monde à part. C'est rare dans le cinéma de genre à gros budget.
Visuellement, le film est une réussite totale. La photographie IMAX d'Autumn Durald Arkapaw oscille entre un réalisme brûlé par le soleil et une stylisation baroque, mais toujours avec un but précis. Les champs de coton, l'intérieur éclairé à la bougie du juke joint, les routes poussiéreuses : chaque décor semble mythique. Et lorsque la violence éclate, elle est digne d'un opéra : le sang jaillit comme une chanson, les coups de feu résonnent comme des percussions. La bande originale de Ludwig Göransson, un collage vertigineux de blues, d'afrobeat, de R&B et de bruit industriel, n'accompagne pas le film, elle le possède.
S'il y a une critique à faire, c'est celle que partagent de nombreux films ambitieux : Sinners va trop loin. Certains fils conducteurs, notamment ceux qui concernent l'assimilation des vampires et les chasseurs de vampires autochtones, mériteraient d'être explorés plus en profondeur. Malgré tous ses rebondissements, la seconde moitié du film précipite des confrontations qui auraient pu mijoter davantage. Pourtant, même dans son excès, Sinners ne semble jamais cynique. Il déborde de l'urgence d'un cinéaste qui sait à quel point cette opportunité est rare. À l'image des personnages qu'il dépeint, Ryan Coogler semble poursuivre quelque chose d'éphémère : une communion entre le passé et le présent, la douleur et le plaisir, la réalité et le mythe. Et il est sacrément près d'y parvenir.
Quand le générique a défilé, on reste assis à écouter cette musique envoutante. Non pas à cause d'une scène post-générique (même s'il y en a bien une, une magnifique coda avec Buddy Guy qui nous a réellement touché profondément), mais parce qu’on se sent épuisé et conquis par un film inoubliable. Sinners n'est pas seulement l'un des films les plus audacieux de l'année, c'est un film qui sait exactement ce qu'il veut dire sur la race, la culture, l'art et l'Amérique, et qui le dit d'une manière qu'aucun autre cinéaste n'oserait employer. Il faut le voir au cinéma, le ressentir dans ses tripes et en débattre longtemps après. Ryan Coogler n'a pas seulement réalisé un film de vampires. Il a composé un requiem. Un opéra blues. Une conjuration. Un rappel que même dans l'obscurité, l'art noir ne se contente pas de survivre : il sauve. Notre énorme coup de cœur de l’année
Sinners
Écrit et réalisé par Ryan Coogler
Produit par Zinzi Coogler, Sev Ohanian, Ryan Coogler
Avec Michael B. Jordan, Hailee Steinfeld, Miles Caton, Jack O'Connell, Wunmi Mosaku, Jayme Lawson, Omar Miller, Buddy Guy, Delroy Lindo, Li Jun Li
Directeur de la photographie : Autumn Durald Arkapaw
Montage : Michael P. Shawver
Musique : Ludwig Göransson
Sociétés de production : Warner Bros. Pictures, Proximity Media
Distribué par Warner Bros. Pictures
Date de sortie : 16 avril 2025 (France), 18 avril 2025 (États-Unis)
Durée : 138 minutes
Vu le 16 avril 2025 au Gaumont Disney Village, Salle IMAX place E19
Note de Mulder: