Chaînes conjugales

Chaînes conjugales
Titre original:Chaînes conjugales
Réalisateur:Joseph L. Mankiewicz
Sortie:Cinéma
Durée:103 minutes
Date:30 novembre 1949
Note:
Le premier samedi du mois de mai, quatre amies d’une banlieue préservée de New York se sont données rendez-vous, afin d’accompagner des enfants lors d’un pique-nique de bienfaisance. Or, l’une d’entre elles, Addie Ross, la seule célibataire dans le groupe, ne vient pas. Elle envoie à la place une lettre adressée aux trois autres femmes qui leur annonce qu’elle est partie en amoureux avec le mari de l’une d’entre elles. Loin de tout contact avec le monde extérieur pendant cette journée d’excursion, Deborah, Rita et Lora Mae se demandent si elles vont retrouver leur mari en rentrant chez elles le soir.

Critique de Tootpadu

La banlieue américaine, ce refuge pour la classe moyenne bien pensante contre la dure réalité de la vie, a rarement été dépeinte avec une plume plus cinglante que dans ce film-ci, un des meilleurs de son réalisateur. Pourtant, ce bastion construit sur l’apparence d’une normalité factice, qui allait rassurer les Américains pendant les années 1950s, n’est même pas au cœur du récit de Chaînes conjugales. Il évolue presque en parallèle, mais en tout cas dans la périphérie d’une histoire, qui cherche justement un peu d’authenticité et de certitude, là où l’idylle du bonheur au foyer est sérieusement mise en question par une simple lettre à l’effet détonateur. Tout le génie de l’écriture de Joseph L. Mankiewicz – plus qu’adroitement soutenue par une mise en scène sans faille – réside dans sa capacité d’effeuiller lentement, voire avec un certain plaisir sadique, les différentes souches de l’édifice de l’hypocrisie et du respect des conventions dont la civilisation américaine est si fière.
Le rêve américain, ce conte sur la suprématie de l’ambition et de l’apparence, périclite en effet rapidement, au plus tard quand les trois femmes lancent un dernier regard désespéré sur la cabine téléphonique, qui s’éloigne au fur et à mesure que le bateau entame sa petite croisière désormais dépourvue de l’insouciance et du faire semblant, qui sont les disciplines reines de la bonne ménagère. Le pire pour Deborah, Rita et Lora Mae n’est pas de s’être fait larguer, un inconvénient inéluctable de la vie conjugale, qui les rend une proie facile pour toutes sortes de ridicule. Non, ce qui dévore de l’intérieur chacune de ces femmes, qui paraissaient déjà être arrivées au bout de leurs ambitions personnelles, c’est le doute. Le doute de ne pas savoir si c’est précisément son conjoint qui a préféré aller voir ailleurs et surtout celui attisé par le souvenir d’un moment clé dans le passé commun plus ou moins lointain, qui rendrait pareille rupture entièrement possible. La souffrance qui s’insinue derrière la façade brillante que chacun des trois personnages principaux affiche avec ostentation est encore accentuée par une drôle de rivalité entre les copines. Les durs moments de solitude qu’elles traversent chacune séparément, lors des trois longs retours en arrière qui rythment magistralement la narration, sont dans ce contexte symptomatiques de l’isolement affectif qui va de pair avec leur statut social.
Enfin, ce chef-d’œuvre ne serait qu’une satire acide sans âme, s’il n’arrivait pas à susciter simultanément chez nous une sympathie sincère à l’égard de ces cobayes à la merci du stratagème perfide d’Addie Ross. Ces femmes ébranlées jusqu’au plus profond de leur conception personnelle ne seront peut-être pas en mesure de tirer des leçons bénéfiques et durables de cet épisode déplaisant de leur vie commune, qui fournira au mieux de la matière de conversation lors des événements anodins avec lesquels elles remplissent leur quotidien, tout comme la grande absente – à l’image – de cette affaire influe sur leur moindre échange. Néanmoins, le fait d’avoir marqué une pause, aussi traumatisante et involontaire soit-elle, pour entamer une réflexion sur ce qui ne va pas dans leurs couples respectifs aura au moins permis de creuser en dessous de la surface que le statu quo social leur ordonne autrement de maintenir coûte que coûte à travers leurs bavardages insignifiants. Cette expérience purificatrice s’est faite seule et de façon honteuse. Grâce à elle, notre connaissance intime des personnages et, pour eux, le rappel de leurs origines modestes et nullement féeriques, aura néanmoins atteint un degré d’intensité et de fragilité, dont la plupart des réalisateurs, probablement plus facilement séduits par les aspects mélodramatiques de l’histoire, ne peuvent que rêver.

Revu le 25 janvier 2012, à la Cinémathèque Française, Salle Henri Langlois, en VO

Note de Tootpadu: