Mary

Mary
Titre original:Mary
Réalisateur:Abel Ferrara
Sortie:Cinéma
Durée:87 minutes
Date:21 décembre 2005
Note:
Le réalisateur Tony Childress vient juste de terminer le tournage de son dernier film, "Ceci est mon sang", une adaptation ambitieuse de la vie du Christ. L'actrice de Marie Madeleine, Mary Palesi, n'arrive pas à se défaire de ce rôle exigeante et abandonne sa carrière pour vivre en Israël. Un an plus tard, alors que le film est sur le point de sortir en salles dans un climat hostile, l'animateur de télé Ted Younger veut inviter Childress et sa Marie pour évoquer avec eux la place de Jésus dans nos vies aujourd'hui.

Critique de Tootpadu

L'obsession d'un héritage catholique et l'attachement à la ville de New York font d'Abel Ferrara en quelque sorte le petit frère de Martin Scorsese, le troublion indépendant de la famille qui s'active frénétiquement dans son univers "underground" dont il ne sort que pour de très rares productions grand public. Cette attitude rebelle rend l'oeuvre du cinéaste fortement hétéroclite et imprévisible, avec un remake efficace (Body Snatchers) qui côtoie la prétention abstraite et obtuse (New Rose Hotel) et toujours ce fil rouge du crime dans la métropole de la côte est, tissé à travers des films aussi intenses que The King of New York, Bad Lieutenant et Nos funérailles. C'est d'ailleurs cette intensité viscérale qui rend le cinéma d'Abel Ferrara intéressant, et qui donne l'impression, probablement vraie, qu'il y a là un homme qui tourne des films avec ses tripes.
Dans son dernier film, récompensé à Venise cette année, le réalisateur revient au bercail, le monde du cinéma, avec un traité très brut sur la recherche de la foi. Il s'éloigne ainsi de l'univers clos du spectacle, qu'il avait abordé auparavant dans l'excellent Snake Eyes, notre film préféré de lui jusqu'à présent, et il élargit sa quête existentielle à plusieurs personnages et à des points de vue très divers. Le personnage de Marie constitue le centre paisible d'une tempête qui fait rage autour d'elle. D'un côté, il y a le réalisateur, un idéaliste et un égoïste, qui croit en son film et qui tente de le protéger de toute menace, aussi imaginaire soit-elle. De l'autre se trouve un journaliste obligé de mettre toute sa vie en question (son ascension professionnelle fulgurante, ses infidélités) lorsque l'être le plus cher pour lui se trouve en danger. De cette dualité imparfaite découle une dynamique très bizarre, le genre de rythme heurté qui juxtapose des moments d'une grande tranquilité et des explosions de violence. Ferrara nous prive en effet d'un point de chute formel, autre que les images récurrentes des immeubles de la ville, afin de mieux nous faire ressentir encore le besoin spirituel des personnages. Chacun des trois rôles principaux répond en effet à un appel de définition personnelle, ils recherchent tous une forme d'expression ou de vie capable de calmer leurs ardeurs intérieures. La beauté du film réside alors dans le fait qu'il ne cherche point à les engoncer dans un cliché spirituel, mais qu'il les laisse vivre et souffrir librement, jusqu'à l'excès.
Un dernier point sur l'interaction des personnages et la place qu'ils prennent au sein du récit : en effet, la dimension spirituelle du film repose en grande partie sur la relation conflictuelle entre Childress, Younger et Mary. Même si notre lecture et notre analyse du film sont sans doute trop farfelus, il serait possible d'y voir une parabole sur les trois conditions humaines. Ainsi, le réalisateur obsédé et manipulateur, qui exige que l'on respecte le marché conclu, pourrait être interprété tel un messager de l'enfer. Bien sûr, cette caractérisation a ses défauts, mais rien qu'une certaine ressemblance avec la croisade de Mel Gibson pour sa Passion du Christ, et toutes les railleries d'une certaine intelligentsia qui l'accompagnaient, placent le personnage du côté antagoniste. Du côté opposé du spectre de la valeur morale, Mary, la femme abandonnée par son réalisateur et en quête de son créateur, se dresse comme le symbole de la bonté, souligné par son intervention tout en messages d'amour et de réconciliation lors de l'émission de télé. Evidemment, cette perfection d'altruisme a ses défauts, et le peu d'informations que nous dispense le scénario à son sujet laisse constamment planer le doute du délire d'une illuminée.
Toutefois, ces deux extrêmes n'existent en réalité que pour rendre le combat intérieur du personnage central, Theodore Younger, le don de Dieu, plus fascinant. Mary a en fait beau être vendu comme un film avec Juliette Binoche et d'autres acteurs de renom, il appartient corps et âme à Forest Whitaker grâce à son interprétation magistrale. Placé dans la position inconfortable du purgatoire, son personnage est déchiré entre des obligations et des tentations aussi banales qu'inévitables. Et c'est peut-être aussi pour ça que sa douleur est aussi insoutenable, voire quasiment palpable pour le spectateur. Guidé par le style intuitif de son réalisateur, Forest Whitaker habite son rôle avec une intensité et une sensibilité époustouflantes. Et il peut désormais se targuer d'une troisième interprétation magistrale dans sa filmographie, après les tours de force inoubliables dans Bird et Ghost Dog !
La date de sortie, juste avant les fêtes, de ce film saisissant peut être comprise tel un pied de nez aux bons sentiments qui règnent habituellement à cette période de l'année. Espérons que cette contre-programmation inspirée ne fera pas de tort à ce film magnifique et nerveux !

Vu le 12 décembre 2005, au Club 13, en VO

Note de Tootpadu: