Master-Class - William Friedkin

Par Mulder, Deauville, 02 septembre 2012

William Friedkin Jean-François Rauger : Il a commencé à faire des documentaires. Il fait dans les années 1960 des films d’auteur au sens européen du terme, puisque il adapte Pinter, il fait aussi un film d’une pièce de théâtre de Mart Crowley (« Les Garçons de la bande »). Puis le premier succès viendra d’un film policier du début des années 1970, qui est le film « French connection ». Puis, là, il va enchaîner avec un autre succès planétaire, qui est « L’Exorciste ». Puis, il y aura ce projet dément, « Le Convoi de la peur », soit le remake du « Salaire de la peur » de Clouzot. Ce qui est fascinant avec le cinéma de William Friedkin, c’est que c’est un cinéma très américain, où l’action prime sur le reste, c'est-à-dire que les personnages se définissent par leurs actions. C’est un cinéma existentialiste, c’est un cinéma visionnaire, de la violence. William Friedkin est un perfectionniste. Il a de nombreuses facettes et j’aimerais qu’on en approche quelques unes en discutant ce jour. J’ai préparé quelques extraits de films, qui viendront scander notre rencontre. Je voudrais commencer par quelques questions un peu sur ses débuts, un peu biographiques, les choses un peu banales, soit connaître comment est venu son goût pour le cinéma. Comment a-t-il su qu’il voulait faire des films ? En plus, c’est un cinéphile. C’est quelqu’un qui connaît le cinéma avant d’en faire.

William Friedkin : En fait, j’avais déjà une vingtaine d’années, j’ai vu « Citizen Kane » d’Orson Welles et c’est à ce moment-là que l’envie m’est venu de faire du cinéma. Auparavant, quand j’étais tout jeune, je réalisais des émissions en direct à la télévision. La télévision en direct était quelque chose de très nouveau, d’exaltant, et je n’avais pas de goût particulier pour le cinéma. Quand je suis allé voir « Citizen Kane », je suis resté dans la salle et je l’ai vu cinq fois de suite. Je me suis dit, voilà ce que j’aimerais apprendre à faire, savoir faire. Maintenant comment s’en approcher ? Je n’en avais pas la moindre idée. Mais, j’avais bien conscience que je me retrouvais face à ce qui se faisait de mieux dans tous les aspects du cinéma : le montage, l’image, la musique, le jeu des acteurs, l’écriture, le maquillage, le montage. Je me suis rendu compte que tout venait s’inscrire dans la perfection de cette unité globale. Je suppose que votre dernière question sera la suivante : savoir ce qui me fait tenir encore et courir encore, je vous répondrai que j’espère encore, que je n’ai pas encore perdu l’espoir de faire un jour un film qui égale « Citizen Kane » et qui s’inscrive que dans une phrase. Je vous dis tout de suite, si parmi vous il y a des étudiants en cinéma, laissez tomber tout de suite. Tout ce que vous avez besoin d’apprendre sur le cinéma, vous pouvez le faire en voyant les films d’Alfred Hitchcock, comme je l’ai fait moi-même ou alors penchez-vous sur les cinéastes français des années 1960, dont l’œuvre englobe à peu près tout ce que vous avez besoin de savoir concernant le style, l’écriture et la réalisation en cinéma.

Rauger : J’aimerais revenir sur la télévision, car en général, la télévision c’est très rare de voir un cinéaste qui finalement est heureux de son travail à la télévision. En général, la télévision est considérée comme le parent pauvre du cinéma. Il y a plus de contraintes. Il y a moins d’argent. Or, on sait aujourd’hui que la télévision a été un moment de l’Histoire du cinéma américain. Elle a été dans les années 1950 un moment de transition très important, donc j’aimerais que vous nous en disiez un peu plus sur votre rapport avec la télévision à vos débuts.

Friedkin : Beaucoup de grands réalisateurs de cinéma américain viennent de la télévision en direct, comme par exemple Sidney Lumet et John Frankenheimer. Ce fut à la fois le cas de grands auteurs et de grands réalisateurs de ma génération, qui sont issus de la télévision comme Rod Sterling. Je suis désolé, je vais devoir remonter mon pantalon de temps en temps, car je perds du poids.

Rauger : Vous avez réalisé un des épisodes et c’est le dernier qui a été diffusé de la série. Celui de la dixième saison de « Alfred Hitchcock hour ». C’est un film dont le personnage principal ressemble déjà un peu aux personnages que vous allez développer dans vos films. C’est peut-être un hasard. Avez-vous rencontré Alfred Hitchcock ?

Friedkin : Oui, je l’ai rencontré. J’étais un grand admirateur de Alfred Hitchcock avant de réaliser ce dernier épisode et je le suis resté après. J’étais un tout jeune homme quand j’ai réalisé cet épisode et c’était déjà la dixième saison de cette série. Comme c’était la toute dernière saison pour lui, il s’en était complètement détaché. Il venait une fois par semaine, il lisait ses textes d’introduction qui étaient présentés devant lui. Il parlait de la sorte : bonsoir, vous savez tous qui je suis, mais qui êtes vous. Un jour, alors que j’étais là, j’ai vu débarquer tout un groupe d’hommes en costards sombres et en cravates sombres qui accompagnaient Alfred Hitchcock lui-même en costume noire et cravate noire. Il m’a jeté un regard et il m’a dit, Mr Friedkin, normalement tous nos réalisateurs portent des cravates. A l’époque, j’étais encore plus mal sapé que je le suis aujourd’hui. J’ai cru qu’il se payait ma tête et non, pas du tout. J’ai commencé à me justifier en disant que j’avais oublié ma cravate au dernier moment, ce qui ne tenait pas debout, car j’étais en t-shirt. Je n’ai même pas eu le temps de finir de me justifier, car il était déjà parti. Quatre ans plus tard, je me retrouvais sur une scène, où je venais d’être récompensé par la société des réalisateurs américains pour « French connection ». C’était un grand diner de gala, où les gens étaient à table et se substentaient pendant que l’on remettait les prix. Juste sur mes yeux, la première table que je voyais réunissait Mr Alfred Hitchcock et sa famille. Il y avait quelques marches qui menaient à cette table. J’étais censé me diriger vers les coulisses. Pour l’occasion, j’avais loué un smoking avec un nœud pape à élastique. Donc, j’ai pris mon trophée et je suis descendu et je me suis dirigé vers la table et je lui ai montré mon nœud en lui demandant si je lui plaisais comme cela. Je crains que lui n’ait gardé le moindre souvenir de cet épisode, et cela n’a rien dû lui évoquer, mais moi, cela m’est resté au travers de la gorge pour quatre ans. Mais encore aujourd’hui, je crois que l’on peut apprendre absolument tout de l’art du cinéma en regardant ses films. Il n’y a pas meilleur manuel de cinéma.

Rauger : Après, à la télévision, vous faites des films documentaires pour une chaine spécialisée dans le documentaire et notamment au début des années 1960 un sur la peine de mort : « The People vs Paul Crump » qui prouve votre intérêt pour les sujets forts et extrêmes, mais on a l’impression lorsqu’on voit votre œuvre que vous avez toujours un regard documentaire. Il y a toujours des plans dans vos films, où la réalité de ce que l’on voit est indiscutable. Est-ce que cela vous vient de votre pratique du documentaire ?

Friedkin : En effet, la façon dont j’ai commencé le cinéma est la suivante : comme je vous l’ai dit, je travaillais à la télévision et un jour, je me suis trouvé face à cette femme qui était une femme extrêmement fortunée à Chicago. Elle animait des émissions pour la même chaîne où je travaillais. Tous les vendredis soirs, elle organisait des fêtes somptueuses dans sa maison. Les invités de cette dame les vendredis soirs étaient d’un éclectisme inimaginable, car on y voyait aussi bien l’acteur Benny Bruce que le maire de Chicago. Je rechignais toujours à aller dans ses fêtes, car ce n’était pas trop mon genre. Puis, il y a une fois, où elle a réussi à me convaincre d’y aller en me promettant des rencontres très intéressantes. Je me suis retrouvé dans le salon de cette femme, qui était de la même taille que cette pièce avec 150 personnes devant moi et le mur derrière. Juste devant moi se trouvait un homme qui portait un col de prêtre. C’était bien un prêtre et je n’avais rien à lui dire. Chacun avec notre verre à la main, je ne savais pas trop quoi lui dire, je lui ai dit où se trouve votre église. Il m’a répondu qu’il n’avait pas d’église, car il était le prêtre protestant de la prison de la comté. J’étais très étonné de rencontrer un tel homme. Je lui ai demandé s’il avait déjà rencontré une personne dans le couloir de la mort, qui était innocent. A cette période-là, il y avait quinze personnes qui attendaient dans le couloir pour la chaise électrique. Il m’a dit que oui, il y en a un dont je crois et je suis persuadé qu’il est innocent, est c’est aussi l’avis de son gardien. C’était un afro-américain, qui s’appelait Paul Crump. Cette idée m’a accompagné pendant deux jours. J’ai appelé ce père à la prison en lui demandant si je pouvais rencontrer cet homme. Il lui restait six mois à vivre avant la chaise électrique. Il m’a dit qu’il demanderait toujours, et m’a demandé pour quelle raison je voulais le rencontrer. Je lui ai dit que je n’en savais rien, mais comme je travaillais à la télévision, peut-être que j’aurai un moyen de lui venir en aide. Il m’a répondu qu’il aimait autant ne pas lui faire de fausses promesses, car la Cour suprême a déjà rejeté son appel. Il a quand même parlé pour moi au gardien, qui a bien voulu organiser cette rencontre. J’ai pu donc rencontrer Crump, qui m’a raconté comment il avait fait des aveux, car il avait été tabassé par la police de Chicago. De façon instinctive, je n’avais aucune foi en la peine de mort. Avec un caméraman de la même chaîne de télévision, nous nous sommes mis en tête de faire un film, qui permette de sauver la vie de cet homme. Il n’y avait pour moi qu’une seule leçon en cinéma, comme je n’avais suivi qu’une leçon, j’ai eu besoin que l’on m’aide un peu, donc je suis allé dans un endroit où on louait du matériel et ils m’ont expliqué comment on chargeait une caméra et comment on faisait le point et on faisait travailler de manière basique un matériel de prise de son. Je suis allé voir le directeur de la chaîne pour savoir s’il était d’accord pour financer ce projet et le montrer. Il m’a répondu que ce n’était pas son rayon et qu’il faisait de la télévision en directe et non pas des documentaires. J’ai donc dû traverser la ville pour aller à une autre chaîne qui, elle, voulait bien m’embaucher et diffuser ce documentaire. Je ne savais pas comment on allait pouvoir faire ce film. Mais, le gardien nous a autorisés à pénétrer dans le couloir de la mort avec ce matériel. On a pu filmer avec cet homme tout le parcours de réhabilitation, qui avait été le sien dans cette prison. J’ai dramatisé la scène de violence dans laquelle on arrive à lui tirer des aveux avec des témoignages d’agent de police de Chicago. On a envoyé ce film au gouverneur de l’Etat de l’Illinois avant de le montrer. En fait, le gouverneur en voyant mon film a décidé de gracier cet homme, donc sa vie a été sauvée et il m’a écrit une lettre pour me remercier de ce film et pour me dire que mon film lui a permis d’influencer sa décision finale, car son conseil avait donné deux votes contre un. Ce film vous paraîtra assez primitif si vous le voyez aujourd‘hui. Mais à moi, il a prouvé le pouvoir du cinéma, comment on arrive avec un film à sauver la vie d’un homme. C’est comme cela que je me suis retrouvé à Hollywood. Très vite, je me suis éloigné de cette notion.

Rauger : On arrive à Hollywood, mais dans les années 1960, vous signez quelques films qui donnent de vous l’image d’un cinéaste plutôt intellectuel, adaptant des pièces de théâtre et puis la rencontre avec Howard Hawks a eu une grande importance sur la suite de votre carrière.

Friedkin : La fille de Howard Hawks, Kitty, était ma petite amie à l’époque. Kitty Hawk est aussi le lieu en Caroline du Nord où les frères Wright se sont envolés pour la première fois. Elle était mon amoureuse. Il se trouve que Howard Hawks n’avait plus vu sa fille depuis dix-sept ans : un bon père [ton sarcastique]. En fait, il a vu sa fille sur la couverture d’un magazine et il l’a invitée en Californie. On vivait à New York à l’époque. Elle a demandé à son père si elle pouvait venir avec son copain. On s’est alors rencontré dans un restaurant. Il était là avant nous, il s’est levé, il était complètement chauve, il avait 80 ans, mais avait une peau de bébé. J’avais l’impression d’avoir un grand bébé devant moi. Il a saisi un sac en papier qu’il a tendu vers sa fille et lui a dit voilà un cadeau pour toi. Il s’agissait de deux chemises pour hommes, qui m’appartiennent maintenant. Kitty lui a dit que son copain était aussi un grand réalisateur. Il ne voyait pas de films à l’époque, donc il n’avait pas la moindre idée de qui j’étais. Il m’a demandé quel était mon dernier film. Il s’appelle « Les Garçons de la bande », un film qui portait sur une fête homosexuelle. Il m’a dit, mon petit, quelle idée de faire des films comme cela, cela n’intéresse personne, tu ferais mieux de faire des films d’action et d’aventure. Je lui ai dit merci et j’ai fait le film « French connection » [un des films préférés de feu mon grand-père / note de Mulder].

Rauger : Le film « French connection » est votre premier grand succès. Il a remporté cinq Oscars. Il est considéré comme un des grands films de l’époque du cinéma américain. C’est à la fois un film extrêmement expérimental et à la fois très populaire. On va voir un extrait du film.

Friedkin : J’espère que c’est un bon extrait, pas comme la copie que nous avons vue hier.

[Extrait de la poursuite dans le métro de Popeye et d’un trafiquant de drogue]

Friedkin : Il faut que je vous parle un peu de cette séquence. On n’avait pas la moindre autorisation de filmer dans le métro. Vous ne voyez là aucun figurant. Ce sont de vrais voyageurs. On a fait comme chez nous, on est arrivé et on a filmé. En fait, vous avez remarqué que la caméra n’arrête pas de bouger, qu’elle poursuit très souvent des personnages. C’est quelque chose que j’ai fait de manière très consciente. Je voulais que la caméra suive les personnes. Elle suit en général les personnes sur 360 degrés, ce qui casse complètement le quatrième mur. Vous savez comment cela se passe en général au cinéma : la caméra est plantée là et ce qui doit être filmé se trouve là ; derrière la caméra, il y a tout le reste, tout ce que l’on ne veut pas voir, c'est-à-dire l’équipe, les lumières, etc. Je me suis dit que cette partie, je voulais m’en débarrasser, je ne voulais pas de lumière artificielle, je voulais des lumières du métro et pouvoir tout filmer, circuler librement. La caméra était libre d’aller exactement partout, ce qui était assez nouveau à l’époque. J’avais une conscience très forte de vouloir rompre cette règle-là. C’était une petite équipe de six à huit personnes. On ne s’est pas embarrassé d’une cantine. S’ils avaient faim, les membres de l'équipe pouvaient eux-mêmes aller se chercher à manger.

Rauger : La scène a l’air réglé de manière très précise. Quand Gene Hackman rentre dans le wagon au début de la séquence, la caméra se déplace légèrement et on voit en profondeur de champs Fernando Rey. La caméra est là pour que l’on puisse le voir. En même temps, on a l’impression qu’on le voit par hasard. Cela est le résultat d’un travail très précis.

Friedkin : Ne vous méprenez pas, je ne dis pas que ce n’était pas organisé, c’était très précisément organisé. J’avais emmené avec moi la distribution et l’équipe pour vraiment agencer les scènes de façon précise et exacte, mais seulement une fois qu’on allait là, tout ce que je voulais c’était des prises uniques. La seule chose qui peut me faire faire une deuxième prise, c’est si le point n’est pas fait sur la caméra ou si toutes les lumières s’éteignent comme cela vient de se passer ici. Dans ce cas, il se peut que je me donne une seconde chance, sinon ce qui m’intéresse, ce n’est jamais la perfection. La perfection m’ennuie, ce que je veux c’est de la spontanéité.

Rauger : J’ai aussi choisi cette séquence, car elle est très représentative de votre style, de ce que vous aimez faire au cinéma. Il y a souvent dans vos films de moments plus longs que ce que la narration traditionnelle aurait besoin, de longues séquences de poursuites, de filatures, de traques qui s’étirent, donc des séquences narrativement faibles, mais dramatiquement très fortes. Je voulais aussi parler de votre goût pour ce type de séquences-là que l’on va retrouver dans tous vos films.

Friedkin : A cette époque, les spectateurs avaient une capacité d’attention supérieure. Aujourd’hui, il faut que cela aille vite et quand vous voyez des films d’action, vous voyez qu’un plan ne dure jamais plus de sept secondes. Le type est en train de parler, il est filmé de là pendant sept secondes, sept secondes après, on change pour passer là et de nouveau cut pour un autre angle, puis par-dessus, car vous avez déjà tout vu, vous public. Vous avez des DVDs et des blu-rays chez vous. Vous êtes habitués à tout. L’audience est partout actuellement. Comme la capacité d’attention du spectateur aujourd’hui est beaucoup plus courte, une séquence de ce type serait filmée par beaucoup de caméras et non pas avec une caméra unique, comme je l’ai fait à cette époque. Il y aurait ainsi un montage très rapide et des plans très courts. Mon chef-opérateur s’appelait Enrique Bravo, il était cubain. Il avait filmé la révolution cubaine du côté de Castro. Mais une fois que Castro est passé au pouvoir, il a perdu son illusion de la révolution cubaine et est venu s’installer aux Etats-Unis. Mais c’était le caméraman documentaire par excellence. On allait tout voir précisément. Je ne faisais jamais de répétitions, mais je disais précisément ce que je voulais, où je voulais que les gens soient, où que la caméra soit, quel objectif je voulais et je lui demandais s’il était prêt. Je lui disais « Action ». Il me disait, comment « action », on ne va pas répéter avant ? J’ai dit, mais enfin Ricky, quand Fidel descendait sur Havane avec ses soldats, est-ce que tu lui as demandé de répéter une fois pour toi. Voilà, je lui ai dit, comprends que tu n’es pas en train de filmer pour un film mais de filmer quelque chose qui se passe pour de vrai.

Rauger : Je pense que même pour un public d’aujourd’hui, cette scène-là resterait totalement fascinante à cause de l’usage de la musique, du jeu des acteurs, de la façon dont le film est monté, du suspense. Un spectateur d’aujourd’hui serait tout autant tendu devant l’écran qu’un spectateur de l’époque. Ce qui est très intéressant dans cette séquence et elle nous permet de parler des personnages que vous aimez bien. C’est la réaction du personnage joué par Gene Hackman à la fin de la séquence. Gene Hackman incarne un policier de la brigade des stupéfiants de New York, basé sur un personnage réel. Là, il a pris en filature un présumé trafiquant de drogues, joué par Fernando Rey. A la fin de l’extrait, lorsque l’autre réussit à lui échapper, il fait quelque chose qu’il ne devrait pas faire : il frappe sur la porte du train de façon impulsive, pour protester, pour hurler contre l’autre, ce qui est idiot. Ce type de personnage impulsif, irrationnel, et parfois maladroit, il y en a beaucoup dans votre cinéma. Pour quelle raison, aimez-vous ce type de personnage ?

Friedkin : Ce qui m’intéressait vraiment dans cette histoire, c’était le contraste absolument saisissant entre le personnage du flic et le personnage du trafiquant de drogues. Le flic est une brute épaisse, misogyne, qui arrive à frapper les suspects. C’est lui, l’homme qui représente l’état, qui travaille pour la police. Le trafiquant de drogues est un gentleman, un dandy gourmet, qui apprécie les bons vins et la bonne nourriture. Il s’habille convenablement avec un beau chapeau, une belle cravate. Il aurait su plaire à Alfred Hitchcock. Il est d’une extrême douceur, il n’élève jamais la voix, il est très doux avec sa femme. Voilà ce qui m’intéressait, c’est non seulement de dire qu’il y avait une frontière très fine, qui séparait la police du trafic de drogues, aussi dans beaucoup d’aspects sociaux. Finalement, le policier était beaucoup moins recommandable que le trafiquant. Cela est un sujet qui ne m’a plus quitté depuis.

Rauger : Vous avez fait plus tard un film qui s’appelle « Police Fédérale Los Angeles », où on a également cette distinction entre deux policiers, qui sont moins brutaux que le personnage de Gene Hackman, mais qui sont très maladroits et parfois incompétents, car ils laissent échapper des suspects, parce qu’ils s’endorment quand ils sont en planque. On a un personnage de méchant absolument magnifique, un séducteur luciférien qui brûle des billets de banque, interprété par Willem Dafoe. D’où vous vient cette ambiguïté ?

Friedkin : Cette ambiguité ne vient que de ce que j’ai pu observer dans la vie réelle. Je connais des membres de la police, comme je connais des membres de la mafia à New York, encore aujourd’hui. Je ne fais qu’observer ces gens-là. Ce ne sont pas des inventions de mon esprit. Cela peut paraître étrange à d’autres gens, mais je ne fais que reproduire dans mon cinéma ce que j’observe dans la vie.

Rauger : C’est un film dans lequel les bons sont brutaux, les méchants raffinés. C’est un film qui se termine sur une fin très ouverte. Ce qu’il y a d’étonnant, c’est que cela a été un succès public. Tout d’abord, est-ce que vous vous attendiez à ce succès public ? Et comment expliquez-vous ce succès par rapport à cet objet si peu conforme à ce que l’on estime être la convention à Hollywood ?

Friedkin : Je ne m’attendais pas à ce que « French connection » remporte un tel succès public, ni à ce qu’il soit récompensé par un seul Oscar. En fait, dès que le film fut terminé, le producteur m’a demandé ce que j’en pensais. Je lui ai dit que l’on allait peut-être s’en sortir à peu près, mais de ne pas trop se préparer pour la cérémonie des Oscars. Pour moi, c’était profondément ce que je ressentais. C’était un film honorable et sérieux. Ce n’était ni « Citizen Kane », ni « Les Enfants du paradis ».

Rauger : Avec du recul, pourquoi le public a-t-il aimé cela ?

Friedkin : Je n’ai pas la moindre idée. Il faut demander aux gens qui l’ont vu pourquoi ils l’ont aimé. De manière plus générale, je ne sais ni pourquoi ils aiment mes films, ni pourquoi ils ne les aiment pas. Je ne maitrise pas du tout cela. A vrai dire, je ne sais pas pourquoi je fais ces films-là. Je n’ai aucune raison de faire des films sur des sujets aussi violents. Je n’ai pas cette violence-là en moi. Je suppose que si je fais ces films-là, c’est qu’il y a quelque chose de moi dedans. Je vais vous dire ce que j’avais l’intention de dire au public ce soir. J’allais parler de Gustave Flaubert, le grand romancier français. Un journaliste de l’époque lui avait demandé comment il a pu écrire un roman tout entier du point de vue d’une femme. Il avait répondu que Mme Bovary, c’était lui. « Killer Joe », c’est moi, Popeye, c’est moi. J’en ai une conscience moins aiguë que Flaubert, mais je suppose que tous ces personnages sont en partie moi, parce que je dois dire que l’ensemble de mes films est largement plus brutal et plus violent que celui-ci. Je n’ai pas la moindre idée pour laquelle les gens aiment mes films.

Rauger : Cela nous amène à « L’Exorciste ». Vous réalisez avec ce film quelque chose qui repousse des interdits de représentation à Hollywood à l’époque. N’étions-nous pas à une époque où le public en veut plus ? Il veut que les tabous soient brisés. Il veut que les interdits soient interdits et que cela vous permet alors de déployer votre goût pour la violence et la représentation plastique de la violence. Votre goût si subversif, car « L’Exorciste » est un film sur la destruction de la famille américaine de l’intérieur.

Friedkin : « L’Exorciste » s’inspire d’un fait divers réel. L’histoire m’a été racontée par certaines personnes qui ont été impliquées dans l’histoire réelle. Pour moi, jusqu’à ce jour, je n’ai jamais réussi à le concevoir comme un film d’horreur. C’est un film qui porte sur le mystère de la foi. J’ai lu les témoignages des journaux tenus, non pas seulement par le prêtre, mais aussi par le médecin, les infirmières qui se trouvaient dans cet hôpital en 1949, au moment où cet exorcisme a eu lieu. Ce sont ces lectures-là qui m’ont persuadé que je ne pouvais pas en faire un film d’horreur, qu’il fallait nécessairement qu’il y ait dans ce film des choses qui dérangent profondément, mais cela ne serait pas un film d’horreur. Il s’agissait pour moi de traiter du mystère de la foi, c’est ce qui m’importait le plus. Ce qu’il faut savoir, c’est que dans l’histoire originale, il s’agissait d’un petit garçon de quatorze ans. L’exorcisme a duré pendant trois mois. La première page du Washington Post était consacrée entièrement à cette histoire. C’est un journal très important aux Etats-Unis. Ce garçon aujourd’hui doit avoir mon âge environ. L’église de Washington le garde sous surveillance aujourd’hui. Il n’a pas le moindre souvenir de ce qu’il a traversé à l’âge de quatorze ans. Il a travaillé ensuite à la N.A.S.A et n’a pris sa retraite que récemment. Aux Etats-Unis, l’église catholique n’a recensé au XXème siècle que trois cas officiels d’exorcisme. C’est un documentaire que j’ai fait en quelque sorte. Vous, vous êtes trop cartésien pour comprendre. Il y a vraiment dans cette affaire des choses qui sont inexplicables de façon rationnelle. Je n’ai pas fait ce film en tant que croyant, car je ne suis pas catholique moi-même.

Rauger : Le film a quelque chose de blasphématoire. Des blasphèmes sont prononcés dans un film de fiction. Vous avez eu des soucis avec la censure ?

Friedkin : Sur ce film, je n’ai eu aucun souci avec la censure. A l’époque, on venait tout juste de créer le système de classification des films aux Etats-Unis. C’était très souple. Une demi-heure après avoir visionné le film, le responsable de cette commission m’a appelé. Moi, je ne le connaissais pas. Il s’est présenté et il m’a félicité pour mon film. A l’époque, ils l’ont classé en catégorie R, c'est-à-dire que les personnes âges de moins de 17 ans ne pouvaient se rendre dans la salle que s’ils étaient accompagnées d’un adulte. Ils ne m’ont imposé, ni même suggéré aucune coupe. Je n’ai pas du tout touché à mon montage. Aujourd’hui, cette commission est beaucoup plus conservative. De la même manière, je n’aurais pas accepté de couper « Killer Joe ». Ce qu’ils me demandaient revenait à peu près à la justification que donnaient les généraux américains à l’époque de la guerre du Vietnam. Ils disaient que pour sauver ce pays, on était obligé de le détruire. Si je les avais écoutés, il aurait fallu que je détruise mon film « Killer Joe » pour le sauver à leurs yeux. Il n’en serait resté qu’une demi-heure. Je ne sais pas si vous réalisez qu’une commission telle que celle-ci aux Etats-Unis est anonyme. On ne sait pas qui sont ces personnes qui constituent cette commission. On ne sait pas quelles qualifications ils ont pour répondre et participer. On ne sait pas s’ils ont été nommés. Ils n’ont aucun statut légal. En fait, ils sont sous le contrôle absolu des grands studios. Jamais un film issu des grands studios n’obtiendra la classification que moi, j’ai eu pour « Killer Joe », qui est la classification la plus restrictive qui soit (la NC-17). Il y a ce film qui est sorti qui est le remake américain d’un film suédois « Millénium ». Dans celui-ci, il y a une séquence qui est d’une violence inouïe, plus violente que tout ce que j’ai jamais pu faire, qui est la vengeance que prend une fille sur un homme qui lui a infligé un viol anal. Tout ce qu’ils ont eu à faire, eux, c’est enlever quelques images par ci, par là, de cirer les pompes de la commission et ils ont obtenu la classification qu’ils voulaient. Mais moi, je suis un petit peu trop vieux pour cirer les chaussures de personnes que je ne connais pas. Moi, franchement, cela ne m’intéresse pas. Même si je ne fais plus de films, cela n’a plus d’importance. Mais en tout cas, je ne crois même pas en la valeur de la censure. Je pense que vous parents, vous êtes responsables et vous savez si vos enfants peuvent voir tel film ou pas, que ce n’est pas les conseils d’une commission anonyme qui doivent vous inciter à prendre cette décision.

Rauger : « L’Exorciste » est un succès planétaire. Après, vous vous lancez dans un projet démesuré et fou, qui est le remake du film de Clouzot, « Le Salaire de la peur ». Ce film, « Le Convoi de la peur », que l’on considère comme votre chef-d’œuvre, avait à l’époque été un échec à la fois critique et public. Comment expliquez-vous que cette entreprise a échoué ? Est-ce que le moment était trop tard, une époque avait passé ? Etes-vous d’accord avec cette idée de l’historien hollywoodien Peter Biskind, qui dit que la génération des cinéastes des années 1970, ils ont tout gâché ?

Friedkin : Non, je ne suis pas d’accord du tout, car je n’ai pas la moindre idée de pourquoi un film marche ou pas. Je ne dirais pas du tout que « Le convoi de la peur » est un remake. Si quelqu’un met en scène « Hamlet » aujourd’hui, ce n’est pas un remake, mais une nouvelle interprétation, une nouvelle approche, une nouvelle proposition sur la même œuvre. Si quelqu’un tourne de nouveau « Un tramway nommé Désir », ce n’est pas un remake, car tous les acteurs qui ont joué dans la première version sont morts et il y a encore aujourd’hui des acteurs qui souhaitent jouer ces rôles. J’aime beaucoup les films de Clouzot, comme notamment « Le Salaire de la peur ». Lui-même avait adapté le roman de Georges Arnaud. En fait, les événements qui ont lieu dans ma version sont fondamentalement différents de ceux qui ont lieu dans « Le Salaire de la peur ». Avant de faire le film, je suis allé visiter Henri-Georges Clouzot. J’ai demandé son autorisation et celle de l’auteur du livre. La première mention de générique de fin est ma dédicace du film à Clouzot. Je trouve que mon film est un bon film, mais je n’ai pas la moindre idée de pourquoi le public partage mon sentiment ou pas. Je pensais que pour « L’Exorciste », j’allais me faire lapider, qu’on allait m’expulser des Etats-Unis. Il y a des prêtres qui se sont insurgés contre le film et d’autres l’ont défendu. J’ai carrément entrainé un conflit entre les cardinaux et les évêques, car certains ont trouvé que c’était une œuvre importante et ils avaient leur propre copie. Ils montraient ce film à leur congrégation. D’autres trouvaient que c’était un film blasphématoire. Je ne sais pas du tout pour quelle raison je m’enbarque dans des films de ce genre, j’aurais préféré faire « Chantons sous la pluie », « Un Américain à Paris » ou « Citizen Kane ». Mais je n’ai plus sous la main Fred Astaire, Gene Kelly, Ann Miller ou Ginger Rogers. Je n’ai plus non plus Cole Porter ou George Gershwin pour écrire la musique de mon film. On ne peut plus faire de comédies musicales de cette teneur, car les personnes qui les faisaient ne sont plus là. Mais ce que je regarde en tant que spectateur de façon permanente, ce sont ces films-là.

Rauger : Je propose que l’on voit un extrait de « Police Fédérale Los Angeles », qui est une partie de la poursuite à Los Angeles et de nous expliquer comment elle a été tournée. En deux mots, il s’agit de deux policiers qui ont dérobé une somme d’argent un peu illégale et qui se retrouvent pris en chasse par des inconnus sans savoir qui c’est. Comment est-ce que l’on tourne une séquence comme celle-là à Los Angeles ?

Friedkin : On tourne un plan à la fois. On n’a jamais pris le moindre risque à tourner cette scène. C’est vraiment comme cela que l’on s’y prend quand on fait un film, c’est plan après plan. Je ne sais pas si vous êtes familier du tricot, mais quand on fait un tricot, c’est comme cela que cela se passe. On fait un point et on tire et ainsi de suite et à la fin, vous vous retrouvez avec un beau pull. C’est comme cela qu’une course poursuite de ce type se filme, un plan à la fois. Les courses poursuites sont des scènes que j’adore faire au cinéma, c’est du cinéma pur. Voilà une figure que l’on ne peut réaliser ni au théâtre, ni dans la littérature, ni dans la peinture, c’est réservé exclusivement au cinéma. Par chance, avant de commettre moi-même ces scènes-là, je n'avais pas vu les courses poursuites filmées par Buster Keaton, sinon je n'aurais même pas osé y toucher. Les plus belles poursuites que j'ai jamais vues viennent du cinéma muet de Buster Keaton. Les poursuites dans les films de Buster Keaton étaient uniques, réelles et extrêmement dangereuses. Je n'ai eu la chance de les voir que lorsque c'est sorti en DVD. Heureusement, ce fut trop tard pour les copier.

Rauger : Il y a une chose dans la séquence qui est très intéressante : c'est qu’à un moment donné, on voit que les assaillants sont de plus en plus nombreux. Il y a presque une dimension fantastique tout d'un coup, c'est irréel. On est à la fois dans un endroit très réaliste, puisque ce sont des bretelles d'autoroutes, pas du tout un Los Angeles glamour. En même temps dans cet endroit-là, très réel et très concret, apparaissent des personnages de nulle part. J'ai l'impression qu'il y a dans votre cinéma, même dans les films les plus réalistes, une dimension fantastique qui vous intéresse.

Friedkin : Je voulais vraiment que ce film ait d'une part une dimension très réaliste, mais que cela ait une dimension de rêve. C'est-à-dire un cauchemar dans lequel vous êtes poursuivis de façon constante. Il faut savoir que tous mes films qui se déroulent dans une pièce, dans les rues de la ville, ou un paysage à très grande échelle avec des personnages tout autour, ce sont toujours des films très claustrophobiques. Même les séquences d'actions s'enferment davantage dans l'esprit d'un personnage que dans le réel, tel que vous le voyez à l'écran. Cette dimension obsessionnelle et claustrophobique est présente dans tous mes films. Je suppose que cela décrit mon état. Madame Bovary, c'est moi.

Rauger : J'aimerais que l'on parle juste d'une chose avant de donner la parole à la salle : c'est de la direction d'acteurs. On n’a pas abordé ce sujet. Pour cela, j'avais préparé un extrait de la rencontre dans le film « Traqué » entre Benicio Del Toro et Tommy Lee Jones. Ce sont deux acteurs au style très différent. Je propose que l'on regarde la scène et qu'on en parle et on laissera la parole à la salle. Dans cet extrait, Tommy Lee Jones joue le rôle d'un chasseur qui traque quelqu'un qui est devenu une machine à tuer, joué par Benicio Del Toro.

Friedkin : Il y a deux styles de jeux très différents entre Benicio Del Toro et Tommy Lee Jones. Tommy Lee est absolument instinctif. Benicio a besoin de penser longuement aux choses avant de les faire. Tout ce que j'ai besoin de dire à Tommy Lee, c’est que tu rentres par cette porte, tu montes l'escalier, après tu pars par ci et par là, après tu pousses cette porte, tu vois ce type et tu lui parles. Il me répond alors, voilà si j'ai bien compris, j'ouvre cette porte, je monte cet escalier, je regarde par ci et par là, après je vais par là, je vois ce type, et je lui parle. Il me dit, c'est bon je suis prêt. Je dis ensuite à Benicio, tu es assis là avec cette serviette dans la main. Le type pousse la porte, il entre, tu le vois, tu regardes par la fenêtre et puis tu lui parles. Benicio me demande alors pourquoi je suis assis là ? Pourquoi je ne suis pas allongé sur le lit à côté ou par terre ? Peut-être il vaut mieux que je lui tourne le dos ? Que pense mon personnage de son père lorsqu'il avait douze ans ? Est-ce que j'aimais ou détestais mon père ? Benicio, qu'est-ce que j'en sais moi, ce n'est pas écrit dans le scénario. Benicio avait besoin de penser à tout. Il s'agit de deux styles tout à fait opposés d'acteurs dans la même scène. Maintenant, je vais vous expliquer comment un réalisateur travaille. La première chose qu'un réalisateur a à faire est de choisir un sujet, parce qu'il va devoir vivre avec au moins un an, si ce n'est pas plus. La deuxième chose à faire est de choisir les acteurs avec lesquels vous allez travailler. Peu importe qu'ils aient des styles différents, il faut choisir les acteurs de façon très soigneuse et s'assurer surtout que vous et eux, vous êtes tous sur la même longueur d'ondes. La troisième étape consiste à créer une atmosphère, qui est la même que l'on se trouve dans un décor réel ou un studio comme ici, cette salle. Cette atmosphère doit permettre aussi bien aux acteurs qu'à l'équipe de créer de façon libre. Surtout, il ne faut pas qu'ils se sentent jugés pour ce qu'ils font, qu'ils sentent que le réalisateur n'est pas là pour les juger. Ensuite, la phase la plus importante, une fois que le tournage est achevé, est la façon dont vous allez monter cet ensemble de toutes pièces. C'est dans la salle de montage que le film se crée. Le même film se crée au moins à trois reprises. Une première fois lorsque vous écrivez le scénario, puis lorsque vous le tournez, ce film devient un autre film puisque on peut y incorporer tout le hasard et l’imprévu. Enfin, un troisième film complètement différent nait dans la salle de montage. Là, dans cette salle de montage, le film s'adresse à vous. Le film vous parle, vous n'avez qu'à écouter sa voix. Il vous dit, regarde ce que je suis. Je suis ceci et pas cela. Quand j'ai fait « French connection » au montage, j'ai coupé neuf scènes auxquelles je tenais beaucoup au moment où je les ai tournées. Dans la salle de montage, le film m'a dit non, ces neuf morceaux-là, je n'en veux pas, retire les. Ces scènes-là sont devenues pour moi, un élément de pure façade. C'était l'échafaudage sur lequel les ouvriers se mettent pour restaurer un bâtiment. Une fois que les travaux sont finis, l'échafaudage est de trop. Donc, vous tous ici, si vous faites un jour un film, quand vous êtes dans la salle de montage, sachez lui prêter l'oreille. C'est lui qui vous parlera. C'est lui qui vous dira sous quelle forme il souhaite naître.

Rauger : Vous êtes d'accord avec François Truffaut qui disait que le tournage d'un film se fait contre son scénario et son montage se fait contre son tournage ?

Friedkin : J'admire François Truffaut. Est-ce que vous admirez également François Truffaut ? Sinon, sortez !

Q : J’ai une question par rapport à la direction d’acteurs : je vais revenir sur le tournage très éprouvant pour à peu près tout le monde de « L’Exorciste ». Il y a des témoignages, comme celui de l’acteur Jason Miller, qui disent que dans un soucis de spontanéité, vous avez été prêt à prendre un pistolet et à tirer à coté de sa tête pour qu’il réagisse. J’aurais aimé savoir jusqu’où vous iriez pour avoir cette spontanéité ?

Friedkin : Vous exagérez un peu là. Jason Miller n’a pas dit cela. Supposez que vous vouliez obtenir une réaction de la part d’un actrice. Vous la filmez en plan serré et vous lui dites, voilà en face tu vois un démon, là-bas au loin. Ce que vous voulez, c’est lire dans son visage de la surprise, de l’effroi de la terreur. Or elle, qu’est-ce qu’elle voit à côté de la caméra, elle voit l’équipe et ce qu’ils font : ce sont des types qui ont fini leur travail, donc en train de papotter, en train de lire le journal et boire un café, donc vous ne pouvez pas lui demander de croire qu’il y a vraiment un démon derrière la caméra. Le réalisateur se doit de surprendre l’actrice, voire de la choquer. Donc pour revenir à Jason Miller, il y a ce plan rapproché où il est en train d’écouter ma voix enregistrée du démon et le téléphone sonne, il est subjugué à la sonnerie du téléphone. Jason Miller avait bien lu le scénario, il savait au moment de jouer cette scène que le téléphone était censé sonner. On a fait quelques prises où le téléphone sonnait à ce moment-là. En réaction à la sonnerie du téléphone, sa réaction ne convenait pas. Il a suffi que je tende la main à mon accessoiriste pour qu’il me mette un pistolet entre les mains, avec des balles à blanc. A la prochaine prise de cette scène avec Jason Miller, alors qu’il attendait que le téléphone sonne une nouvelle fois, j’étais hors du plateau et j’ai tiré en l’air pas à côté de sa tête. Je n’ai pas inventé cette méthode. J’ai entendu que le premier à avoir recours à ce procédé était George Stevens, quand il tournait « Le Journal d’Anne Frank » dans les années 1950. Il avait un large plateau, qui était censé représenter le grenier à Amsterdam où la famille Frank était cachée. A chaque fois que les sirènes nazis retentissaient sous les fenêtres de ce grenier, la famille toute entière était saisie d’effroi et se rassemblait en disant que c’était leur dernier moment à vivre. George Stevens s’est rendu compte que le son réel de la sirène ne suffisait pas du tout à effrayer les acteurs, donc il s’est mis au dessus du décor, il a tiré avec une carabine vers le plafond et cela leur a fait peur. Je l’ai lu et je m’en suis inspiré peut-être une dizaine de fois dans toute ma carrière. Il y a un certain nombre d’astuces qu’un réalisateur doit user pour obtenir une réaction de ses acteurs. Avec Linda Blair, qui avait douze ans lors du tournage de « L’Exorciste », très souvent, elle ne comprenait pas ce que je lui demandais de faire. Je la connaissais bien, car j’avais longuement discuté avec elle avant de la prendre pour le film, et je m’adressais à elle comme à ma propre fille. Je lui disais, est-ce que tu te souviens de ce que tu as ressenti quand ton grand-père est mort, ce chagrin-là, tu t’en rappelles, je te demanderai de repenser à ce moment-là. Cela a l’air très simple comme cela, mais c’est finalement comme cela que les acteurs travaillent en général, cela s’appelle la mémoire sensorielle. Pour provoquer des rires, des larmes, de la colère, de la peur, on a besoin d’avoir recours à l’expérience personnelle de l’acteur, à un moment ils ont ressenti ces mêmes émotions, à moins que cela soit Tommy Lee Jones. Il a tout compris, il lit le scénario, il sait tout, il arrive, il fait une prise, et c’est dans la boite. Il s’est passé la même chose dans « Killer Joe », je n’ai jamais fait plus d’une prise. C’est seulement pour des raisons techniques qu’on pouvait être amené à tourner à nouveau une scène. En ce qui concerne les acteurs, je leur parlais très amplement avant le tournage. Je leur demandais s’ils comprenaient ce qui devait être fait. Une fois qu’ils ont compris, on n’avait qu’à tourner et c’était bon. C’est cela, le génie d’un bon acteur ou d’une bonne actrice, c’est pour cela qu’ils sont très bien payés pour faire leur travail. Les meilleurs d’entre eux savent recréer des émotions de façon à ce que vous et moi, nous y croyons.

Q : J’aimerais revenir sur le montage de vos films. Pour le film « Le Sang du châtiment », il existe deux versions différentes avec deux montages différents et pour « L’Exorciste » aussi. Pouvez-vous nous en parler ?

Friedkin : Il y aura effectivement un blu-ray du « Sang du châtiment » qui va sortir, mais je ne sais pas encore laquelle des deux versions je vais retenir. J’ai entendu une histoire à propos de Pierre Bonnard qui serait une bonne réponse à votre question. Il était un grand peintre postimpressionniste, ses œuvres sont au Louvre et au musée d’Orsay. J’ai entendu dire que Bonnard, qui était un tout petit bonhomme, s’est rendu dans un musée dans lequel une de ses toiles était exposée, avec sa petite palette et il a commencé à faire des retouches sur l’une de ses toiles. Immédiatement, les gardes se sont jetés sur lui, il leur a dit que c’était sa peinture, je suis en train de corriger mes erreurs. Il lui ont répondu qu’une fois que c’est accroché au mur d’un musée, on ne peut pas le retoucher, c’est fini. Je me prends un peu pour lui, quand je revois mes films, car je me dis que si c’était à refaire, je ferais un montage différent, qui fera apparaître ma vision différente actuellement. C’est peut-être cela qu’on appelle la maturité. Si j’étais une femme, on dirait que je n’arrive pas à me décider. Les femmes, parait-il, lorsqu’elles se maquillent, prennent beaucoup de temps devant la glace. Elles mettent du rouge, mais après c’est trop rouge, elles mettent du blanc … J’ai le même rapport avec mes films. Quand j’ai réalisé « Le Sang du châtiment », ce qui me tenait le plus à cœur était de m’exprimer contre la peine capitale. Cinq années plus tard, quand le film est ressorti, mon avis sur la question avait changé. Après les meurtres de John F. et de Robert Kennedy, les crimes de Charles Manson, j’avais une autre vision des choses. Après avoir vécu ces expériences-là, je me disais que sauver la vie d’un assassin n’avait pas de sens. De nouveau, je me suis ravisé sur la question. Dans un documentaire du réalisateur Alain Resnais, il y a cette scène où l’on voit un camp de concentration recouvert d’herbes folles. Au milieu d’un travelling lent sur ces magnifiques champs de fleurs en couleur, arrivent d’une façon rapide et vive des images d’archives en noir de blanc des camps de concentration qui, aujourd’hui, ont été remplacés par la nature. Dans un autre film du même réalisateur, « Hiroshima, mon amour », il y a une très belle scène d’amour qui met en scène l’étreinte d’une femme française et d’un homme japonais. D’une façon aussi extrêmement rapide, il y a une image qui est inséré de Hiroshima, comme si ces images traversaient les pensées de ces personnages. J’ai trouvé que c’était une façon extrêmement puissante de représenter l’esprit humain, la façon dont des idées ou des images traversent de façon imprévue nos pensées. J’ai volé cette idée à Alain Resnais. Il ne le fait plus, mais moi, je continue d’utiliser le même procédé dans tous mes films, car je trouve que c’est un procédé absolument brillant, des films engendrent d’autres films. Nous tous réalisateurs percevons comme cela des idées ou des choses dans les films d’autres, qui nous attirent de façon tellement évidente, que nous n’hésitons pas à les emprunter. S’il existait un copyright sur le style, grâce à Alain Resnais, je serais en prison. Mais, je suis sûr que le grand Alain Resnais, lui aussi à son tour, a été influencé par d’autres réalisateurs.