Entretiens - Jeffrey Schwarz : notre interview exclusive

Par Noodles, Paris, hôtel Normandy, 20 mars 2014

 
 
Q : Pouvez-nous raconter la première fois que vous avez entendu parler de Divine ?
 
Jeffrey Schwarz : J’ai entendu parler de Divine avant même de voir ses films. J’avais juste vu cette image du visage de Divine dans Pink Flamingos, avec les sourcils géants et le maquillage de malade. Des années durant, je voyais cette image. Puis j’ai commencé à regarder ses films, en commençant par Hairspray, le premier que j’ai vu au cinéma. Puis je suis remonté en arrière, et j’ai vu Pink Flamingos, Female Trouble, Polyester, et Multiple Maniac, et je suis devenu complètement obsédé par cet univers. Et, il y a environ six ou sept ans, j’ai eu une révélation : c’était le moment de faire un film sur Divine, parce que je me suis rendu compte que les jeunes générations avaient besoin de connaitre Divine. 
 
Q : Réaliser ce film vous a pris six ans…
 
Schwarz : Six ou sept ans. Du premier coup de fil à John Waters pour demander « Est-ce que je peux faire un film sur Divine, ai-je ton approbation ? » à aujourd’hui, oui, environ six ou sept ans.
 
Q : Comment résumeriez-vous cette expérience ? 
 
Schwarz : Comment je résumerais cette expérience ? Vous savez, quand on commence un documentaire, on ne sait jamais si on va pouvoir le finir, il faut simplement avoir confiance. Mais pourtant j’avais le pressentiment que l’on finirait le film. On a contacté les fans de Divine dans le monde entier, afin de nous aider à réaliser le film. Nous avons donc fait du crowdfunding (financement participatif) avec Kickstarter, avec Indiegogo, en demandant à tous les fans de nous aider. Et ils l’ont fait ! Divine était si important pour eux. Ils se sont investis afin de jouer un rôle dans la conception du film, et pour être sur que le projet serait mené à bien.
 
Q : On sait que vous êtes un réalisateur de documentaires. Pourtant, le personnage de Divine aurait aussi pu faire l’objet d’un biopic. Pensez vous qu’un documentaire soit une meilleure forme qu’un biopic pour faire un film sur quelqu’un comme Divine ?
 
Schwarz : Pourrait-il y avoir un biopic sur Divine, avec un acteur qui incarne Divine ? Oui, ça pourrait se faire. Mais j’aime les choses authentiques. Il n’existe personne comme Divine, personne ne lui ressemble.N’importe quel acteur qui jouerait son rôle aurait l’air d’une pâle copie. Mais pourrait-il y avoir un film sur Divine et qui jouerait Divine, c’est une bonne question. Il faudrait certainement être quelqu’un qu’on a jamais vu auparavant, sorti de nulle part, et interprétant génialement Divine. On verra si cela arrivera. 
 
 
Q: Le schéma de votre film est relativement classique, pourtant il est très réussi. N’aviez-vous pas peur qu’une personnalité tellement bigger than life ne colle pas à un documentaire à la forme si conventionnelle ? 
 
Schwarz : En fait, l’histoire de Divine se déroule de manière assez classique. Vous voyez, au début il n’est pas la personne qu’il veut être. On le suit pas à pas et au fur et à mesure du film, on voit comment il surmonte cela. Comme dans n’importe quel film avec un scénario, c’est pareil : il y a également le moment où il l’emporte, où il veut surmonter quelque chose et qu’il y parvient. L’histoire avec la mère par exemple : au début, ce sont presque des étrangers, et on ne sait pas ce qu’il va se passer, on ne sait pas s’ils vont se revoir un jour. Et puis il y a cette grande réconciliation à la fin. Bien sûr, la façon dont il est mort a offert au film cette fin tragique. Je dois donc remercier Divine pour cette superbe fin. Sa mort est quelque chose d’horrible, mais il avait le sens du show-business et du drame, et je pense qu’il aurait surement apprécié le fait que la fin du film soit si ironique. On a des sentiments partagés : il était au top, plus heureux que jamais, et soudain il nous a quittés. C’est donc à la fois triste pour la vie, mais bon pour la narration. C’est certainement une bonne fin.
 
Q : Les témoignages de la mère sont très touchants, parce qu’elle parle davantage de Glenn que de Divine. Pouvez-vous nous parler de son rôle dans le documentaire ? 
 
Schwarz : Frances Milstead était la mère de Divine. Contrairement à beaucoup de mère à cette époque, elle savait que Glenn était différent. Elle savait qu’il n’était pas comme les autres garçons, mais elle l’a accepté et l’a protégé férocement. Vous savez, elle était du genre à aller à l’école pour gueuler après le principal : «pourquoi les autres enfants tabassent-ils mon fils ?! » Sa présence dans le film était tellement importante car il fallait montrer cet amour. Même lorsqu’ils n’étaient plus en contact, son amour pour lui n’a jamais disparu. Leur réconciliation est quelque chose de très fort, parce qu’elle a pu voir son fils vivre son rêve. L’esprit de ce film, c’est Frances qui l’a apporté, et je suis si reconnaissant qu’on ait pu l’interviewer. Elle est décédée il y a quelques années, elle n’a donc pas pu voir le film mais elle savait qu’il se faisait. Vous savez, c’était elle-même une personne adorable. Elle vivait en Floride, entourée de tous ces gens homosexuels qui l’aimaient beaucoup et qui la rendait heureuse au quotidien. Elle défilait lors de la Gay Pride, elle sortait dans des bars gays, jugeait les concours de sosies de Divine, ce genre de choses. C’était un vrai personnage, et on le voit dans le film.
 
Q :  Selon vous, qu’est-ce que Divine a apporté au cinéma ? Quelle est son influence, jusqu’à aujourd’hui ?
 
Schwarz : L’influence de Divine sur le cinéma actuel…  Vous savez, les travestis ont toujours fait parti du cinéma, et cela depuis le cinéma muet. Ca a toujours fait parti du théâtre, ça remonte à Shakespeare ! Tous les films tels que Certains l’aiment chaud, Tootsie, et ce genre de choses. Mais c’est intéressant de voir que Divine ne jouait jamais des hommes en robe, il jouait toujours des femmes. Ca ne nous traverse même pas l’esprit qu’il est un homme jouant une femme, c’est une femme. Maintenant, on peut voir des films tels que Madea de Taylor Perry, dans lesquels on ne voit pas Taylor Perry en robe, on voit Madea. C’est intéressant car cela arrive plus souvent. Mais il y a toujours ces films dans lesquels l’homme utilise le travestissement comme couverture, comme Fausses Blondes Infiltrées, ou d’autres films qui abordent ce thème. Mais, je ne sais pas, je trouve Divine unique, la collaboration entre lui et John Waters est unique, il n’y a jamais rien eu de tel, et il n’y aura jamais rien de tel. Le remake d’Hairspray par exemple, beaucoup de gens ne savent peut-être même pas que c’est un remake. J’espère qu’on va regarder en arrière et voir ces films plus vieux, car ils sont une grande source d’inspiration pour les jeunes qui veulent faire des films : ils peuvent regarder ce qu’ont fait Divine et John. C’est vraiment similaire, aujourd’hui ils posteraient probablement leurs films sur Youtube. Dans les années 60, c’était vraiment underground, leurs films étaient underground, c’était l’alliance parfaite de réalisateur et de star. Je suis sûr qu’en ce moment, il y a le futur John Waters qui réalise des films dans un sous-sol, et les poste sur Youtube. On verra ce qu’il se passera, on verra qui sont ces gens dans 20 ans, si ce sont les icones de demain.
 
 
Q: D’après vous, aujourd’hui, est-ce encore possible de choquer comme le faisait Divine ? 
 
Schwarz : Est-ce que c’est encore possible de choquer aujourd’hui ? Je ne sais pas… On a l’impression d’avoir tout vu. Maintenant, tous ces films provenant d’Hollywood, avec leur humour, pourraient être des films de John Waters. Par exemple Jackass, avec Johnny Knoxville, ils y a des choses incroyables et hilarantes dans ces films, mais ils sont faits par des majors. C’est donc très mainstream, la télévision se sert du «choc » : toutes ces émissions de téléréalité, vous savez… Mais avec ces émissions, on est censé mépriser ces gens, rire d’eux. Je ne sais pas à quel point ces émissions sont populaires en France, mais aux Etats-Unis vous savez, Honey Booboo et tous ces trucs-là, c’est de mauvais goût, ça n’est pas drôle. Dans les films de Divine, on est toujours de son côté, on veut la voir triompher. Je pense que ce qui serait le plus choquant aujourd’hui, ça serait justement d’être sincère, et pas du tout ironique. 
 
Q :  La plupart de vos travaux mettent en avant des icones subversives et des personnalités marginales, comme Divine, Vito Russo, etc. Qu’est-ce qui vous intéresse autant chez ces personnages, et comment les choisissez-vous ? 
 
Schwarz : Je suis attiré par les personnalités plus grandes que nature, par les gens qui vivent en prenant des risques, et également par les gens qui n’ont pas été respectés au cours de leur vie, et qui sont en réalité plus importants que ce que l’on croit. Certaines personnes se créent des personnages plus grands que nature pour se protéger. Peut-être pas tellement Vito Russo, car il a toujours été qui il était. Mais Divine, William Castle, Jack Wrangler, ils ont créé ces personnages plus grands que nature pour masquer leur manque d’assurance. Ces personnages les ont aidés à atteindre leurs buts et à parcourir le monde. Je pense que nous  avons tous à apprendre de cela.
 
 
Q :  John Waters a eu une place prépondérante dans la vie d’acteur de Divine. Quel est votre film préféré de lui, et pourquoi ? 
 
Schwarz : Mon film préféré de John Waters est Female Trouble. C’est tellement hilarant et démentiel, et en avance sur son temps. On peut voir traverser les étapes de la vie. Bien sûr, il y a la fameuse scène dans laquelle c’est une adolescente qui veut des talons, puis elle devient stripteaseuse, puis elle devient une mère, et puis… Et puis ça devient totalement fou, elle se rase le crane et devient une meurtrière. C’est tout simplement génial. Et ça continue, encore et encore. On n’en croit pas nos yeux. Maintenant, vous savez, tout le monde veut être célèbre, même pour de mauvaises raisons : aujourd’hui, les meurtriers et serial-killers sont aussi célèbres que Brad Pitt. Ce film a donc vraiment anticipé notre culture actuelle. C’es probablement celui-ci mon préféré, mais j’adore Polyester, Pink Flamingos évidemment, j’adore voir Divine habillée en Jackie Kennedy dans Eat her Make-up, parce que même les fans purs et durs de John Waters n’ont jamais pu voir ce film. C’est pourquoi on a inclus cette séquence dans I am Divine. Quand j’ai vu ça pour la première fois, je n’en revenais pas, c’était mythique. On peut enfin le voir.
 
 
Q :  Vous avez collaboré avec lui sur votre film Spin Tigler, The William Castle Story. Pouvez-vous nous parler de cette collaboration ?
 
Schwarz : Spin Tigler, the William Castle Story est mon premier documentaire, et c’est l’histoire de William Castle, un réalisateur de films d’horreur dans les années 50. C’était un peu l’Alfred Hitchcock du pauvre. Il avait tourné des films très peu couteux, qui étaient tous accompagnés de ‘’trucs’’ totalement fous,  comme le fait de devoir être assuré contre la mort par peur si on allait voir un de ses films. Il y avait carrément une infirmière dans le cinéma qui vous donnait un certificat d’assurance vie. Dans un de ses films, les sièges étaient équipés de petites électrodes, et à un moment du film elles envoyaient des décharges, tout le monde devenait fou. Il y avait des squelettes qui sortaient de derrière l’écran et survolaient le public. Ce sont des films que John Waters a vu lorsqu’il était enfant, et il est devenu totalement obsédé par William Castle. Il a d’ailleurs écrit sur lui. Donc, lorsque j’ai fait le documentaire, il fallait que John Waters soit dans le film. Voilà comment j’ai rencontré John Waters, et nous sommes restés amis depuis. Puis, lorsqu’est arrivé le moment de réaliser I am Divine, il savait que l’histoire serait entre de bonnes mains, il m’a fait confiance puisqu’il connaissait mon travail.
 
Q:  Mis à part John Waters, quelles ont été vos autre influences en tant que cinéaste ?
 
Schwarz : Ah, c’est une bonne question. Vous savez, j’aime tous les films : j’aime les documentaires, j’aime les fictions, je veux continuer à faire des documentaires, j’aimerais faire des films de fictions. Mais pour moi, c’est le personnage qui compte. Je vois mes documentaires comme des divertissements. J’essaye de réaliser des films qui s’adressent à des gens qui n’iraient pas forcément voir des documentaires. Je ne vois pas vraiment de différence entre un film de fiction et un film documentaire en termes de narration. J’essaye juste de provoquer une réaction, de faire en sorte que le public s’identifie à des gens, alors qu’ils pensaient ne rien avoir en commun avec eux. J’aimerais qu’une personne très conservatrice aille voir I am Divine et en tire quelque chose, s’identifie à ce qu’a traversé Divine, et apprenne à aimer Divine à la fin du film.
 
Q: Pouvez-vous nous parler un peu de votre projet en cours, Tab Hunter Confidential ?
 
Schwarz : Le film sur lequel je travaille en ce moment s’appelle Tab Hunter Confidential, c’est un film sur la vie de l’idole Tab Hunter, l’une des plus grandes stars au monde pendant les années 50. Mais il avait de lourds secrets. Il menait une vie homosexuelle. A une époque aussi répressive, il devait garder cette vie secrète. C’était un produit d’Hollywood, qu’ils vendaient comme l’homme idéal pour toutes les adolescentes aux Etats-Unis. C’était loin d’être ce qu’il était vraiment. Donc nous avons filmé Tab Hunter qui a maintenant 83 ans, et qui est sans doute le plus bel homme de 83 ans que je n’ai jamais vu. Il a enfin fait son coming-out, et il est prêt à raconter toute son histoire.
 
Q: Pour finir, c’est à vous de poser une question : si vous pouviez en poser une seule à Divine, quelle serait-elle ?
 
Schwarz : Oh mon Dieu, c’est vraiment une bonne question. Qu’est-ce que je demanderai à Divine ? J’aimerais savoir s’il a eu une liaison avec son coiffeur. Le coiffeur de sa mère. Parce qu’il y a une rumeur et John ne sait toujours pas si elle est vraie. Lorsqu’il était adolescent, il travaillait dans le salon du coiffeur de sa mère. Et John pense qu’il a pu avoir une liaison avec le coiffeur. J’aimerais savoir si c’est vrai. Ce n’est probablement pas une très bonne question à lui poser, mais c’est un bon potin, donc j’aimerais savoir.
 
Avec tous nos remerciements à Zeina Toutounji-Gauvard
Propos recueillis, photos et vidéo : Noodles