Conference-de-Presse - Abel

Par Mulder, Deauville, 06 septembre 2010

Q : D’où vient l’idée de ce film, est-ce des anecdotes d’enfance, de votre entourage, ou des choses que vous avez vécues ?

Diego Luna : Tout d’abord, je tiens à remercier mon audience d’être venu aussi nombreux à cette conférence de presse. Cela a été pour moi une très bonne journée à bien des égards et pour bien des raisons. Je vois qu’il y a seulement sept chaises de vacantes [ndlr : elles étaient libres car elles étaient réservées]. J’ai plutôt l’habitude des conférences de presse avec quatre ou cinq personnes dans la salle. Le fait que vous soyez aussi nombreux me donne envie de faire d’autres films. En fait, avec mon père nous sommes allés voir, il y a quelques années, une pièce de théâtre, « Hamlet » de Shakespeare. Il y avait quelque chose d’intéressant dans cette pièce : l’acteur qui jouait le rôle de Hamlet avait un visage d’enfant très, très jeune, mais nous n’avons pas aimé la manière dont la pièce était mise en scène. Nous sommes allés dîner ensemble et nous avons discuté au sujet de cette pièce. J’ai trouvé l’idée bonne que Hamlet avait ce visage enfantin. On a commencé à extrapoler sur le fait de faire un Hamlet qui aurait seulement neuf ans, un petit enfant qui serait Hamlet et c’est un peu le point de départ de la genèse de mon film. J’ai commencé à réfléchir à cette histoire d’un enfant qui, un jour, revient à la maison et le père n’est plus là et il est obligé d’endosser son rôle (celle du roi en quelque sorte), alors qu’il n’est pas encore prêt à être roi. J’ai aussi un ami qui a écrit un livre dans lequel il raconte l’histoire d’un enfant qui a une maladie mentale particulière et j’ai commencé à mélanger ces deux thèmes. Avec l’autre personne avec laquelle j’ai écrit le scénario de Abel, on a créé notre propre maladie : celle d’un enfant qui aurait un problème psychologique fictif. A partir de ce point, on a développé l’histoire. Mon film est en même temps un peu une autobiographique imagée. J’ai commencé à être acteur à l’âge de six ans, car ma mère est décédée dans l’année de mes deux ans, je ne l’ai pas vraiment connue, je voulais être proche de mon père, de son univers. Mon père travaille dans le monde du cinéma aussi. J’ai voulu être acteur très, très jeune et bien sûr il y a beaucoup de transposition, tout est figuré dans mon film. Ce n’est pas la mère qui est absente ici, mais le père. Toute la journée, je jouais enfant le rôle d’un autre. Ce film est en quelque sorte mon histoire, mais racontée à travers beaucoup de symboles.

Q : Votre travail de réalisateur en qualité d’acteur, notamment auprès de Pedro Almodovar, vous a beaucoup aidé pour votre premier film ?

Luna : Je dirais que mon influence principale en tant qu’acteur ou réalisateur est Alfonso Cuaron. Je ne peux pas dire que c’est mon réalisateur préféré, mais c’est un grand réalisateur avec lequel j’ai tourné à un moment très important de ma vie. Travailler avec lui a été un tournant pour moi. Je n’avais que dix-neuf ans, quand j’ai travaillé sur Y tu mama tambien. A cette époque, je travaillais énormément dans des séries télés et des pièces de théâtre. Je faisais un peu de tout et sans distinction de qualité, car je devais payer mes factures. J’étais en train de suivre une carrière, qui n’allait pas forcément dans le bon sens. Ce réalisateur est arrivé et m’a secoué pour me remettre sur le droit chemin, sur le chemin de la qualité en termes de rôles au cinéma. Aujourd’hui, tous les choix que je fais en qualité d’acteur ou de réalisateur et la manière dont je conduis ma carrière, je le dois principalement à ce réalisateur.

Q : Dans votre enfance, avez-vous eu, à un moment ou un autre, certaines velléités pour remplacer votre père ?

Luna : Je ne voulais pas remplacer mon père. Il était bien présent. C’est ma mère qui était absente. Je voulais faire partie du monde de mon père très jeune. C’est la raison pour laquelle je me suis tourné vers le cinéma, parce que mon père était un décorateur de théâtre et d’opéra. C’est pour cela que j’ai commencé au théâtre ma carrière d’acteur. C’est vrai qu’un psychologue dirait que, si je suis un acteur, c’est lié à mon père ce qui est vrai, mais c’est aussi parce que j’aime jouer. C’est pour moi une envie personnelle. Lorsque j’étais enfant, je me rendais compte que je préférai largement aller au théâtre l’après-midi plutôt que d’aller à l’école le matin. [Au Mexique, l’école a lieu le matin uniquement pour les enfants.]

Q : Maintenant que vous êtes père, qu’est-ce qui a changé dans votre vie, hormis réaliser votre premier film ?

Luna : Avoir un enfant est une expérience qui vous change de toutes les manières possibles. Pour commencer, on ne peut plus dormir, on ne peut plus aller voir des matchs de football. Cela change beaucoup de choses. Aujourd’hui, tout ce qui m’intéresse et m’importe, ce sont mon fils, ma fille et ma femme. C’est un sentiment que je n’avais pas ressenti auparavant. C’est la fin de l’individualisme. Aujourd’hui, tout ce qui touche à ma personne ne m’intéresse que si cela peut les rendre heureux ou si cela peut les aider à se sentir bien. Je ne vis que par et pour eux. Il y a même certains films que j’ai pu faire auparavant dans ma carrière, que je voudrais voir disparaître ou dont je voudrais acheter toutes les copies DVD qui existent et les détruire. Avant cela, j’aurais pu aller faire un film et aller sur le tapis rouge et dire que c’est un film réussi et penser ensuite au prochain en rentrant chez moi. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. Je ne veux plus faire actuellement des choses que je ne peux pas assumer à leurs yeux. Si mon fils ou ma fille étaient malades ce jour, je ne serais pas venu.

Q : John Malkovich et Gael Garcia Bernal ont produit le film. Pouvez-vous nous dire comment cela s’est fait ?

Luna : En ce qui concerne John Malkovich, cela fait déjà trois ans que l’on travaille ensemble. Il était venu à Mexico pour mettre en scène une pièce de théâtre que j’avais produite et dans laquelle j’ai joué. Ce fut le point de départ de notre amitié. La société de production de John Malkovich, ce n’est pas seulement lui, mais au total trois personnes. J’aime les sociétés dont le but est de créer quelque chose. Ces trois personnes, soit Yann, Ross, et John, ont beaucoup apporté au film, car ce ne sont pas des Mexicains et ils n’avaient pas de point de vue sur l’environnement social. Ils étaient là pour s’intéresser à l’histoire et ils ont rendu le thème du film plus universel. Ils ont eu un vrai apport par rapport à cela. Gael est une personne avec laquelle je travaille depuis très longtemps. A chaque fois qu’il travaille sur quelque chose, j’interviens et de même pour lui. On fait tout ensemble. Quelque part, faire des films ou jouer des pièces de théâtre est vraiment un rêve d’orphelin. Pendant quelque temps, on crée, on dessine notre propre famille. Les bonnes personnes que je croise, je continue à travailler avec eux. Pablo Cruz intervient aussi en qualité de producteur et il est en charge de tous les aspects financiers et administratifs de notre société de production. Une société à trois personnes, c’est formidable, car on peut avoir la possibilité facilement d’avoir la majorité absolue. Quand on est dans une société dans laquelle on doit créer des choses et qu’il y a cinquante personnes avec chacune son point de vue, on ne peut pas dégager de véritables personnalités.

Q : A propos du casting, les deux enfants sont de vrais frères dans la vie. Cela a-t-il été plus facile pour vous ? Est-ce un choix de votre part ?

Luna : En fait, pour avoir autant de réponses émotionnelles de la part des acteurs, c’est quelque part le seul moyen qu’on avait d’engager deux vrais frères. Quand on a cinq ans, on ne peut pas se faire expliquer certaines choses, sinon il aurait fallu commencer à faire des répétitions, lorsque l’enfant avait quatre ans. Le fait d’avoir deux frères fut une vraie chance pour moi. J’ai commencé à travailler avec le petit garçon qui joue Abel pendant deux mois et des répétitions pendant un mois. Ce fut un processus long. Si le petit frère était prêt, alors j’étais prêt à tourner également. Il fallait vraiment que cela fonctionne dès le départ. La relation très forte qui existe entre deux frères est une relation que l’on ne peut pas feindre à cet âge-là. Le petit frère jouait aussi très bien. Si, à un moment donné, il fallait le voir avoir peur ou foncer dans les bras de son frère, il suffisait simplement de lui faire un petit peur et instinctivement, il se précipitait vers son grand frère. L’émotion était réelle et non feinte. Ce qui m’a par contre un peu effrayé concernant le jeune garçon qui interprète Abel, c’est qu’à un moment donné du tournage, soit cinq semaines, il a commencé à devenir réellement Abel. C'est-à-dire qu’il était en train de devenir un petit adulte, il parlait à son frère comme si c’était un père qui parlait à son fils dans la vraie vie. Cela commençait à être un peu effrayant et je me sentais coupable. On va le renvoyer chez lui dans cet état et ses parents vont m’en vouloir. Cet enfant assumait des responsabilités d’adulte avec bien plus de convictions que beaucoup de gens. Il parlait aux autres enfants en disant quoi faire et quand. J’ai aussi une histoire à vous raconter par rapport à cela : dans le développement du film, on a engagé une directrice d’acteur, quelqu’un qui pourrait expliquer quoi faire aux enfants. La raison pour laquelle j’ai fait ce choix, c’est que je ne voulais pas endosser moi tout seul le rôle du méchant qui dit quoi faire et comment le faire. Je voulais avoir ce côté créatif et en même temps déléguer cette responsabilité à une tierce personne. Une semaine avant la fin du tournage, ce petit acteur (Abel) est venu me voir avec son frère et m’a dit que je devais renvoyer cette femme car elle n’arrive plus à déclencher des émotions dans son petit frère et cela le rend confus. Je ne savais pas trop quoi lui répondre. Je lui ai demandé s’il me faisait du chantage et il m’a dit, en effet, que si je ne la renvoyais pas, il ne finirait pas le film. Je lui ai dit ok mais à condition qu’il était capable de le diriger lui-même. J’ai renvoyé la directrice et Christopher était prêt et a terminé le film tout seul. Ce fut quelque chose d’incroyable. Enfin, j’ai une dernière anecdote à vous raconter à ce sujet. Au festival de Cannes, à un moment donné, un journaliste de la télévision mexicaine est venu poser quelques questions. Il est allé vers Chistopher et lui a demandé quel effet cela lui faisait de voir que son petit frère était un aussi bon acteur. L’enfant l’a regardé et lui a répondu qu’il n’aurait jamais pensé qu’un si petit corps puisse renfermer un si grand acteur. Ce genre de phrase, il y a des acteurs qui passent toute leur vie à ne jamais dire de phrases aussi belles et lui l’a sortie si facilement. Je lui dois énormément.