Eraserhead

Eraserhead
Titre original:Eraserhead
Réalisateur:David Lynch
Sortie:Cinéma
Durée:89 minutes
Date:17 décembre 1980
Note:

Un homme est abandonné par son amie qui lui laisse la charge d'un enfant prématuré, fruit de leur union. Il s'enfonce dans un univers fantasmatique pour fuir cette cruelle réalité.

Critique de Noodles

 
« Qu’est ce que c’est que ça ? » N’importe quelle personne qui verrait Eraserhead pour la première fois se poserait cette question.
 
Beaucoup parlent d’un OVNI cinématographique. Le film divise : considéré par certains comme un chef-d’œuvre de poésie et de noirceur, il est perçu par d’autres comme une expérience visuelle trop difficilement abordable pour être appréciée. Une chose est sûre, le film fascine. Stanley Kubrick dira même qu’il s’agit du seul film qu’il aurait souhaité réaliser. Il aura fallu cinq années à David Lynch pour terminer Eraserhead. Sorti en 1977, ce premier long métrage expérimental tourné en noir et blanc est le film le plus personnel, mais aussi sans doute le plus déroutant du cinéaste. Il raconte l’histoire d’Henry Spencer, un jeune homme habitant une ville industrielle. Il épouse Mary après que cette dernière soit tombée enceinte de lui. Mais l’enfant qui vient au monde est un monstre, et Mary finit par s’enfuir. Seul avec le bébé, Henry préfère se réfugier dans son inconscient, où il rencontre une mystérieuse dame cachée dans son radiateur. Mais ses rêves sont aussi cauchemardesques que la réalité.  Ici, comme bien souvent dans son cinéma, Lynch cherche à dérouter le spectateur plutôt qu’à le faire réfléchir sur une possible interprétation du film. Plutôt que de tenter de comprendre le sens de l’œuvre, tentons de voir par quels procédés le réalisateur parvient à en faire un véritable cauchemar.
 
Plongeon dans un monde intérieur
Cette première œuvre du réalisateur se présente comme un véritable voyage dans l’intériorité du personnage principal, mais aussi de David Lynch lui-même. Il faut alors voir que toute la première séquence du film est construite de façon à plonger le spectateur dans l’univers d’Eraserhead : le film s’ouvre par un travelling avant, la caméra se dirigeant lentement vers une planète. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si le visage d’Henry apparait en surimpression, puisque c’est bien dans son inconscient que l’on va voyager. Dans le plan suivant, la caméra effectue de nouveau un travelling avant, jusqu’à s’enfoncer dans l’obscurité d’une maison par le toit. Puis un travelling similaire entrainera la caméra vers ce qui semble être une tâche blanche, jusqu’à laisser le cadre entièrement inondé de lumière. Ca y est, le spectateur vient d’entrer dans Eraserhead. Tout au long du film, d’autres travellings du même type seront utilisés. C’est le cas par exemple lors de la scène où la caméra entre à l’intérieur d’un ver, le plan se terminant par le noir total. Lynch construit ainsi son film comme un perpétuel mouvement vers l’intérieur, à chaque fois, le spectateur s’enfonce plus profondément dans le cauchemar. On retrouvera cette idée dans Mulholland Drive, lorsqu’un long travelling en caméra portée nous plonge finalement à l’intérieur d’une mystérieuse boite. Juste après cette série de travellings, Henry effectue un passage dans une immense porte. Tout comme le spectateur auparavant, le personnage pénètre dans l’univers du film. Puis s’en suit une série d’entrées : le héros entre successivement dans son immeuble, dans la cage d’ascenseur, puis dans son appartement. On remarque qu’Henry n’est jamais filmé en train de quitter son appartement, mais seulement lorsqu’il y entre. Comme le spectateur, Henry était entré dans le cauchemar. Comme lui, il s’y enfonce.
 
Henry pénétrant dans ce qui va être un véritable cauchemar.
 
L’univers d’Eraserhead, un enfer artificiel.
Le monde que nous présente Lynch est artificiel et déshumanisé. L’environnement dans lequel évolue Henry est semblable à une zone industrielle à l’abandon, composée d’usines désaffectées, de terrains vagues et de tuyaux émergeant d’un sol boueux. Le réalisateur se serait inspiré de Philadelphie, ville qu’il a habité et où serait née l’idée d’Eraserhead. Le monde ici n’est qu’une immense usine bruyante et fumante (d’ailleurs, l’une des rares choses que l’on sait d’Henry est qu’il travaille à l’usine). Ces thèmes de l’industrie et de la machine sont récurrents tout au long du film, notamment lors de la scène de rêve où un imposant appareil transforme la tête d’Henry en gomme à crayon. Notons également que le film commence et se conclue par un plan sur un homme difforme actionnant des leviers, comme si le film lui-même n’était qu’une machine qu’il contrôlerait.
 
Henry dans la ville-usine.
 
Dans cet univers artificiel, les personnages sont totalement déshumanisés, Lynch nous confronte à des individus agissant de façon absurde et incohérente. La scène qui illustre le mieux cette idée est celle dans laquelle Henry est reçu par la famille de Mary pour le diner : alors que la mère est atteinte d’une sorte de crise d’épilepsie à la vue d’Henry découpant le poulet et que sa fille fond en larmes, le père, semblable à un automate rouillé, fixe Henry en lui adressant un grand sourire. Dernier membre de cette étrange famille : la grand-mère, muette et clouée sur une chaine, semble à peine moins vivante que les autres. Cette scène donne lieu à des dialogues complètement surréalistes qui provoquent chez le spectateur une forte sensation de malaise. Les dialogues sont d’ailleurs quasi-inexistants dans le film.
 
L’angoisse à travers Henry.
Puisqu’Eraserhead se présente comme un voyage dans l’intériorité d’Henry, c’est bien son point de vue que le spectateur adopte tout au long du film. Ainsi, chaque action est suivie d’un gros plan sur le visage du personnage principal. De ce fait, le film est construit comme un jeu constant de champ/contrechamp entre Henry et ce qu’il voit. C’est en partie par ce procédé que Lynch créé une atmosphère si inquiétante : à chaque plan sur lui, le visage d’Henry est glacé d’effroi, véhiculant le même sentiment au spectateur.
 
Les gros plans du visage d’Henry le montrent rarement rassuré…
 
Mais les expressions du visage ne sont pas le seul vecteur d’angoisse chez Henry. Il faut aussi voir que le réalisateur s’efforce de faire de lui un personnage faible. Par exemple, il opte pour des plans larges lorsqu’il filme le héros rentrant chez lui, au début du film. De cette façon, la taille du personnage dans le cadre est réduite, et Henry semble véritablement écrasé, impuissant face à son environnement.
 
Henry, minuscule et impuissant face à son environnement.
 
Lynch tente également d’installer chez le spectateur un sentiment de claustrophobie par le biais d’Henry : l’appartement de ce dernier est minuscule, et la seule fenêtre donne sur un mur de briques. Malgré le fait que le film soit vu à travers Henry, le spectateur peine à s’identifier à cet antihéros. Tous comme les autres, il agit de manière incohérente, voire parfois détestable.  La volonté du cinéaste est claire : plutôt que de constituer un repère pour le spectateur, Henry participe à la création de l’atmosphère inquiétante du film.
 
Un monde surréaliste fait d’obsessions
L’univers construit par David Lynch dans Eraserhead échappe à toute logique, et prend véritablement la forme d’un rêve. De par cette dimension onirique, l’œuvre se rapproche du mouvement surréaliste et notamment du  film Un Chien Andalou, dans lequel Louis Buñuel et Salvator Dali mettent en scène leurs rêves et leurs obsessions. Le bébé né de l’union entre Henry et Mary est la figure centrale du film, mais aussi la plus troublante. Il s’agit d’une créature poussant d’insupportables gémissements. A bien des égards, ce bébé rappelle le personnage d’un autre film de Lynch : John Merrick dans Elephant Man. Tout comme ce dernier, le monstrueux enfant provoque chez le spectateur un sentiment de pitié. La scène la plus dérangeante du film est évidemment celle ou Henry, ne pouvant plus supporter son propre enfant, l’assassine en sectionnant ses organes à l’aide d’une paire de ciseaux. Il est intéressant de voir que ce passage fait écho à une scène précédente, dans laquelle Henry découpe un poulet qui se met à bouger comme s’il était encore vivant. De cette façon, Lynch introduit l’idée du double, thème récurrent dans Eraserhead mais aussi dans son cinéma.
 
Le monstrueux enfant tué par son père.
 
Une autre figure récurrente, presque omniprésente, est celle du ver. Une scène du film nous montre des lombrics tombant du plafond, qui seront ensuite écrasés par la mystérieuse femme du radiateur. Encore une fois, cette scène fait écho à une autre : lorsqu’Henry  découvre  avec horreur que son lit est rempli de vers, il les broie en les projetant contre le mur. La femme du radiateur, fruit de l’inconscient d’Henry,  est également une figure inquiétante. Elle danse et chante sur une scène dont les rideaux et le sol nous rappellent la Red Room de Twins Peaks : Fire Walks with me. De plus, la chanteuse de music-hall est un personnage récurrent dans le cinéma de David Lynch, comme le prouve le personnage de Dorothy Vallens dans Blue Velvet, ou encore celui de la mystérieuse chanteuse du Silencio dans Mulholland Drive.
 
L’importance de la lumière dans un univers aussi sombre.
L’un des éléments qui fait d’Eraserhead un film si singulier est l’important travail effectué sur la lumière. Ayant peu d’expérience dans ce domaine à l’époque, Lynch fera appel à l’aide d’Herbert Cardwell.  Esthétiquement, le film se démarque d’abord par ses contrastes importants. S’il s’agit bien d’un film en noir et blanc, le gris est presque inexistant. 
Tout comme l’univers du film, la lumière est toujours artificielle. Dans les plans en intérieur, les sources lumineuses sont presque toujours des lampes situées contre le mur, en arrière plan. C’est une composition du cadre que le cinéaste affectionne beaucoup, et que l’on retrouvera dans ses films suivant. Notons également que la lumière est instrumentalisée : Lynch n’hésite pas à jouer avec l’éclairage, en faisant clignoter les lumières soit pour créer une atmosphère inquiétante (lorsqu’Henry est dans l’ascenseur), soit pour accentuer l’effet dramatique (lorsqu’Henry tue son enfant). Le cinéaste usera du même procédé dans son film Lost Highway. Un passage d’Eraserhead illustre parfaitement l’idée selon laquelle la lumière est totalement instrumentalisée : un mouvement de caméra fait entrer un placard accroché au mur dans le cadre.  Soudain, la lumière s’éteint, le cadre est noir. Puis un halo de lumière apparait sur le placard qui s’ouvre, sous le regard terrifié d’Henry. Ici, comme tout au long du film, Lynch place la lumière au service de la narration. Si le cinéaste accorde beaucoup d’importance à la lumière, il n’hésite pas non plus à confronter le spectateur au noir total pour provoquer l’angoisse. Henry entend toquer à sa porte, il se lève et tourne la poignée. La porte s’ouvre, l’obscurité totale du couloir ne permet pas de voir qui se trouve en face. Puis on assiste à un gros plan sur le visage d’Henry, cherchant des yeux la personne. Nouveau plan sur le contrechamp : le cadre est entièrement noir. Retour sur le visage d’Henry, puis à nouveau sur le couloir : quelques secondes plus tard, le visage de la voisine apparait progressivement dans l’ombre. En étirant le temps de cette façon pendant cette scène précise, Lynch impose l’obscurité au spectateur.
 
Un exemple de composition de cadre que le réalisateur affectionne.
 
Le son au service de l’horreur
Le son est un autre élément auquel le réalisateur a accordé beaucoup d’importance dans ce film. Ici, la bande son est essentiellement composée de bruits de machines ou de bruits sourds, accentuant le sentiment que l’on se trouve dans une véritable usine. Les scènes les plus dramatiques, comme celle du meurtre du bébé, sont accompagnées d’une sorte d’ultrason dont le volume augmente progressivement. Le caractère insupportable de ces scènes n’est alors pas seulement dû à ce que l’on voit, mais aussi à ce que l’on entend. La scène ou Henry dort aux côtés de Mary est une remarquable démonstration du savoir-faire de Lynch dans ce domaine : il amplifie les grincements du lit et des dents de la jeune femme. Puis on voit Mary se frotter l’œil. Le cadre se resserre sur elle, entrainant une exagération du bruit du frottement. Dans le plan suivant, son œil est filmé en très gros plan, et le bruit devient alors révulsant. Ici, la caméra se focalise sur le frottement de l’œil, pendant qu’Henry  Dans Eraserhead, ce genre de sons est défini comme quelque chose de gênant, prenant le dessus sur la musique ou les dialogues. Lorsqu’Henry rentre chez lui au début du film, il fait tourner un disque. Mais la mélodie est bien vite remplacée par le sifflement du radiateur. Plus tard, lorsque le père de Mary s’insurge au sujet de la plomberie, son monologue est couvert par un vrombissement. Seule la chanson « everything is fine in heaven » interprétée par la femme du radiateur semble apporter de la douceur à la bande son du film. Mais cette ironie dans les paroles n’est elle pas encore plus inquiétante que le reste ?
 
La mystérieuse femme dans le radiateur.
 
En conclusion, David Lynch a réalisé une œuvre inquiétante en tout point. De la lumière au son, en passant par les personnages et les décors, chaque élément du film participe à la création d’une atmosphère cauchemardesque. Eraserhead conserve néanmoins une grande dimension poétique, et reste une magnifique ode à l’inconscient et au rêve.
Ce premier long métrage est également précurseur du cinéma de son auteur, en nous présentant les grands thèmes lynchiens, mais également son acteur fétiche : Jack Nance, l’interprète d’Henry Spencer, que l’on retrouvera dans Blue Velvet, Sailor & Lula, Lost Highway et la série Twin Peaks. Une chose est sûre : si l’objectif de David Lynch était de faire d’Eraserhead l’un des films les plus perturbants de l’histoire du cinéma, c’est réussi.
 
Eraserhead, ou l’histoire d’un homme qui perd la tête.
 
Revu en DVD le 09 mai 2014 en VO

Note de Noodles: