Rose pourpre du Caire (La)

Rose pourpre du Caire (La)
Titre original:Rose pourpre du Caire (La)
Réalisateur:Woody Allen
Sortie:Cinéma
Durée:80 minutes
Date:29 mai 1985
Note:
Pauvre et maltraitée par son mari, Cecilia se réfugie dès qu’elle le peut dans son cinéma de quartier, où les grands sentiments déployés dans les films hollywoodiens lui permettent d’oublier pour quelques heures son quotidien déprimant. Après avoir été virée de son travail de serveuse parce qu’elle y passait son temps à rêvasser et dégoûtée des infidélités répétitives de son mari, Cecilia est plus que jamais au bout du rouleau. Pour se remonter le moral, elle enchaîne les séances de « La Rose pourpre du Caire », le nouveau film à l’affiche de sa salle habituelle. Comme par miracle, Tom Baxter, le jeune premier fringant du film, l’interpelle et sort de l’écran pour faire sa connaissance. Alors que les autres personnages s’insurgent contre ce manque de discipline, Cecilia est ravie de faire découvrir le monde réel à l’homme de ses rêves.

Critique de Tootpadu

Chaque cinéphile indécrottable a dû en rêver, Woody Allen l’a fait, longtemps avant que les copies plus ou moins navrantes ne rendent banale l’idée de passer de l’autre côté de l’écran. Son hommage à la magie du cinéma compte parmi les plus beaux que l’on puisse faire au Septième art, tout en s’employant à une mise en abîme, courte mais poignante, sur les aléas de la fiction et de la réalité. La Rose pourpre du Caire ne se nourrit en effet pas seulement d’une infraction des codes de perception, basés sur la séparation entre ce qui est vrai et ce qui est artificiel, en guise de gadget ingénieux. Le film la prend davantage comme prétexte pour nous tendre le miroir, dans lequel il nous invite à nous contempler nous-mêmes, tels les pauvres drogués de faire semblant que nous sommes réellement.
Car en plus de véhiculer les névroses que le réalisateur se complaît à exorciser habituellement lui-même dans ses films où il interprète le rôle principal, Cecilia est la spectatrice par excellence. Son enthousiasme pour le monde factice du cinéma ne connaît pas de limites, alors que son identité sociale est pour le moins terne et pitoyable. Pour elle, sa boulimie de films fonctionne comme une échappatoire à tout ce qui ne va pas dans sa vie de tous les jours. Et effectivement, ce personnage attachant ne dispose d’aucune source de réjouissance dans un quotidien ponctué par les réprimandes qu’elle reçoit de la part de ses clients, de son patron et, avant tout, de son mari indigne. Ce désarroi existentiel, qui la fait fuir vers l’illusion du cinéma au lieu d’affronter l’adversité de la vie, la mise en scène délicate de Woody Allen le décrit sans le moindre misérabilisme. Néanmoins, le ton du film est empreint d’une gravité et d’un sentiment malgré tout amer de résignation, qui ne sont relativisés que par les lacunes d’adaptation de Tom Baxter au monde réel.
Comme souvent chez Woody Allen, le rire n’est ni franc, ni insouciant ici. Il reflète bien au contraire une certaine perte de l’innocence, soulignée par le comportement gauche et déplacé de Baxter. Cet élément perturbateur plutôt naïf sert principalement à dévoiler notre propre inclinaison à croire en l’illusion d’un monde meilleur, à l’image des prostituées menées souverainement par Dianne Wiest qui proposent gratuitement leurs services à cet étranger apparemment parfait. La réaction la plus révélatrice face à cet idéal trop beau pour être vrai se trouve bien sûr du côté de Cecilia, tellement emballée par le doublon de prétendants qu’elle commet l’erreur de vouloir transférer le rêve filmique dans sa propre grisaille personnelle. Naturellement, le retour de bâton pour une telle perte de repères ne se fait pas attendre et débouche sur une des fins les plus mélancoliques de l’histoire du cinéma.
Toutefois, le ciel auquel aspire Cecilia – et dont Fred Astaire chante avec autant de charme tout en virevoltant avec Ginger Rogers sur la piste de danse – ne peut-il pas exister que dans la relation intime entre le spectateur impliqué et crédule et un film qui se donne la peine de solliciter nos points névralgiques de séduction ? Ou bien, formulé différemment, Cecilia n’est-elle pas condamnée pour toujours à sa position passive de spectatrice, justement parce qu’elle est incapable de vivre le bonheur, autrement que par l’intermédiaire de la fiction étincelante avec laquelle Hollywood l’abreuve volontairement ? Ce ne sont là que les interrogations les plus évidentes par rapport à la nature intrinsèque du cinéma, que ce film magnifique soulève avec une aisance et une élégance qui nous laisseront chaque fois bouche bée, jusqu’à ce que nous l’ayons vu assez souvent pour que le miracle trompeur de l’abolition de la frontière de l’écran se produise aussi chez nous.

Revu le 31 octobre 2010, au Quartier Latin, Salle 2, en VO

Note de Tootpadu: